Débats du Sénat (Hansard)
1re Session, 44e Législature
Volume 153, Numéro 73
Le mardi 25 octobre 2022
L’honorable George J. Furey, Président
- DÉCLARATIONS DE SÉNATEURS
- PÉRIODE DES QUESTIONS
- ORDRE DU JOUR
LE SÉNAT
Le mardi 25 octobre 2022
La séance est ouverte à 14 heures, le Président étant au fauteuil.
Prière.
[Traduction]
Les travaux du Sénat
Son Honneur le Président : Honorables sénateurs, avant de passer aux déclarations de sénateurs, je rappelle aux sénateurs de s’assurer que leurs écouteurs ne sont pas à côté de leur microphone lorsque celui-ci est allumé, et de mettre tous les appareils électroniques en mode silencieux. Les interprètes nous ont signalé des problèmes relatifs au son, pas uniquement dans l’enceinte du Sénat, mais aussi aux comités. Je vous remercie à l’avance d’en tenir compte.
[Français]
DÉCLARATIONS DE SÉNATEURS
Hommage à Mariette Carrier-Fraser
L’honorable Lucie Moncion : Chers collègues, née le 19 octobre 1943 à Jogues, un petit village près de la ville de Hearst, dans le Nord de l’Ontario, Mariette Carrier-Fraser est décédée le 15 septembre dernier.
Troisième d’une famille de neuf enfants, elle a vécu des débuts modestes. Mariette avait 4 ans lorsqu’elle a commencé l’école en première année, ce qui était remarquable et inhabituel pour l’époque. À l’âge de 17 ans, elle a commencé sa carrière d’enseignante à Hearst et a passé les 36 années suivantes dans le milieu de l’enseignement. Elle a grimpé les échelons pour se retrouver, de 1983 à 1997, sous-ministre adjointe responsable de l’éducation en langue française au ministère de l’Éducation.
Très active auprès de sa communauté, elle a été nommée directrice fondatrice de l’école Saint-Noël-Chabanel dès l’âge de 26 ans, puis de l’école Notre-Dame de Hamilton à l’âge de 32 ans. Elle a ensuite été recrutée par le ministère de l’Éducation afin de gérer les services consultatifs de l’éducation en français en Ontario, puis elle a été nommée surintendante régionale et est devenue sous‑ministre adjointe de l’éducation. Selon la ministre de l’Éducation de l’époque, Bette Stephenson :
[Traduction]
« Il est plus sûr de vous avoir à l’intérieur du ministère qu’à l’extérieur. »
[Français]
Mme Carrier-Fraser est à l’origine de la constitution des sections de langue française dans tous les conseils scolaires, du financement équitable de l’éducation secondaire catholique, de la mise sur pied du Collège Boréal et du Collège des Grands-Lacs et des 12 conseils scolaires de langue française de l’Ontario.
Durant toutes ces années, Mariette aura lutté pour la reconnaissance des droits des francophones en matière d’éducation en français, autant en ce qui a trait à la création d’établissements et à l’élargissement du curriculum d’enseignement qu’à l’accès à des programmes de qualité.
Bien que ses réalisations aient été remarquables, de son dire, il en restait beaucoup à faire.
À la retraite, Mariette s’est engagée auprès de nombreux organismes. Elle a présidé le Conseil consultatif des services de santé en français, a siégé aux conseils d’administration de l’Université Laurentienne, de la Commission d’évaluation de la qualité de l’éducation postsecondaire, de La Cité, de l’École de médecine du Nord de l’Ontario, de l’Hôpital Montfort, du Centre d’appui et de prévention, du Réseau des services de santé en français de l’Est de l’Ontario et a été la première présidente de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario.
Elle a reçu de nombreuses distinctions prestigieuses dont l’Ordre du Canada, l’Ordre de la Pléiade et le Prix de la francophonie de l’Ontario.
Cette femme remarquable a laissé sa marque sur tous ceux qui l’ont connue. Femme forte et compétente à l’intelligence vive, elle avait une façon bien à elle d’approcher les gens. Elle était une force rassembleuse, une fonceuse, une actrice du changement, un modèle d’engagement et de détermination qui a fait progresser les communautés francophones en situation minoritaire et l’éducation en français en Ontario. Dotée d’une personnalité profondément humaine et très respectueuse des autres, Mariette Carrier-Fraser a su prendre sa place au sein de l’Ontario français, avec fierté, honnêteté et sagesse.
À ses filles, Lori et Brenda, à ses frères et sœurs ainsi qu’à toute leur famille, je vous offre mes plus sincères condoléances.
Repose en paix, mon amie, et sache que ton étoile continuera de briller pour celles et ceux qui t’ont connue et aimée.
Merci.
Les élections québécoises du 3 octobre 2022
L’honorable Michèle Audette : Kwei, chers collègues.
[Note de la rédaction : La sénatrice Audette s’exprime en innu.]
Je prends la parole aujourd’hui à la Chambre haute avec le cœur rempli de fierté. Voici pourquoi : le 3 octobre dernier, au Québec, les gens sont allés aux urnes afin d’élire un gouvernement. Cette élection revêtait un caractère particulier. Plusieurs candidats et candidates autochtones se sont présentés dans différents partis aux élections au Québec. J’aimerais féliciter et nommer ces candidats : Maïtée Labrecque-Saganash, Kateri Champagne Jourdain, Jacline Rouleau, Jacques T. Watso, Gérard Briand, Michaël Ottereyes, Benjamin Gingras et Tunu Napartuk.
À l’issue des élections, Kateri Champagne Jourdain est la première femme innue à être élue députée. Wow! La même fierté s’est manifestée lorsqu’Alexis Wawanoloath, un Abénakis, a été le premier Autochtone élu à l’Assemblée nationale, il y a plusieurs lunes.
Jeudi dernier, le 20 octobre, il y a eu une autre première dans l’histoire du Québec : Kateri Champagne Jourdain a été nommée ministre de l’Emploi et ministre responsable de la région de la Côte-Nord — ma belle Côte-Nord! Le mot « fierté » n’est pas assez fort.
Je joins ma parole à celle du chef de ma communauté, Mike Pelash Mckenzie, qui a déclaré ce qui suit à la suite de cette nomination :
La nomination de Kateri Champagne Jourdain à des fonctions ministérielles est une belle marque de confiance et de reconnaissance de la part du premier ministre. Les compétences de Mme Champagne Jourdain ne font aucun doute et nous sommes persuadés qu’elle remplira ses fonctions avec succès.
Selon lui, il s’agit d’une nouvelle preuve pour les membres de notre nation, particulièrement pour les femmes et les jeunes, que nous avons tous la possibilité de réussir et d’occuper un rôle important dans la société. Nous souhaitons à Mme Jourdain Champagne la meilleure des chances dans ses nouvelles fonctions.
Bien sûr, cette nomination est plus qu’historique dans mon cœur; elle reconnaît la femme et la femme innue, et surtout ses compétences, ses connaissances, son leadership et sa langue, l’innu‑aimun. Comme on le dit chez nous, c’est big! Nasss ne shenen!
À ce chapitre, nous nous entendons, le premier ministre Legault et moi, qu’il ne faut pas que tout retombe sur les épaules de notre nouvelle ministre innue. J’espère que ce partage se fera avec toute la société québécoise et, bien sûr, le Conseil des ministres de ce gouvernement.
Encore une fois, Kateri, je te dis bravo, ainsi qu’à ta famille de te soutenir dans ton nouveau portage. Bonne chance. Iame.
Les manifestations d’appui aux femmes iraniennes
L’honorable Julie Miville-Dechêne : Samedi dernier, à Montréal, des milliers de femmes et d’hommes ont marché en solidarité avec les femmes iraniennes qui vivent depuis 40 ans sous le joug d’une théocratie islamiste brimant leurs droits fondamentaux, notamment en les obligeant à porter le hidjab. J’ai marché avec elles et nous avons scandé : « femmes, vie, liberté »! Nous avons chanté Baraye, l’hymne de ralliement de ces courageuses Iraniennes de tous âges qui risquent leur vie en sortant tête nue, cheveux au vent. Voici un court extrait de Baraye :
Pour danser dans la rue
Pour ne plus avoir peur de s’embrasser
Pour ma sœur, la tienne, les nôtres
Pour le regret de ne pas avoir une vie ordinaire
Nous étions quelques milliers à marcher à Montréal. À Toronto, elles et ils étaient plus de 50 000 à être descendus dans la rue.
(1410)
Au Québec, il est de notoriété publique que le mouvement féministe est divisé sur la question du voile. Certaines voient le hidjab comme un symbole d’oppression et sont favorables à son interdiction dans tous les services publics. Pour d’autres, dont je fais partie, on ne peut pas comparer une dictature religieuse, comme l’Iran, où les femmes sont obligées de porter le voile, et les démocraties occidentales. Au Québec, par exemple, les femmes sont souvent libres de porter le hidjab ou non, bien qu’on ne puisse nier, dans certains cas, les pressions familiales qui les forcent à se voiler. Ici aussi, le voile a donc plusieurs sens; il est polysémique.
Malheureusement, cette division entre féministes québécoises nuit à l’expression de notre solidarité. Un camp reproche à l’autre d’être trop silencieux face à la révolte des Iraniennes tandis que l’autre s’inquiète que les Québécoises qui portent le voile soient encore plus stigmatisées.
Au lieu de se diviser ainsi, je souhaiterais que les Québécoises se rassemblent autour de ce qui nous unit indiscutablement, c’est‑à‑dire notre appui aux femmes iraniennes qui veulent la liberté. Nous assistons peut-être au début de la première révolution féministe au monde; c’est un moment inspirant. Dans les manifestations en Iran, les femmes non voilées mènent la charge aux côtés de leurs sœurs voilées et plusieurs hommes partagent leur combat au risque de leur vie. Mettons nos différences de côté et soutenons-les dans cette quête de liberté fondamentale.
[Traduction]
Visiteurs à la tribune
Son Honneur le Président : Honorables sénateurs, je vous signale la présence à la tribune de l’honorable John Main, député de l’Assemblée législative du Nunavut, ministre de la Santé et ministre responsable de la Prévention du suicide, de M. Ron Elliot, ancien député de l’Assemblée législative du Nunavut et de Priya Sharma, directrice générale de la Nunavut Chamber of Mines. Ils sont les invités de l’honorable sénateur Patterson.
Au nom de tous les honorables sénateurs, je vous souhaite la bienvenue au Sénat du Canada.
Des voix : Bravo!
L’honorable John Main
L’honorable Dennis Glen Patterson : Honorables sénateurs, je suis ravi d’accueillir l’honorable John Main au Sénat du Canada aujourd’hui. M. Main a été élu deux fois comme député provincial et il a été acclamé lors des élections de 2021. Il représente Arviat, une collectivité précédemment appelée Eskimo Point, située sur la côte de la Baie d’Hudson, qui connaît une croissance rapide et compte une population de 3 000 habitants, ainsi que Whale Cove, une petite localité de 500 habitants, au Nord d’Arviat, elle aussi située sur la côte de la Baie d’Hudson. M. Main est bilingue; il parle couramment l’anglais et l’inuktitut.
Le ministre Main est chargé du portefeuille de la Santé et, à ce titre, il est responsable de la Stratégie de prévention du suicide du gouvernement du Nunavut. Le ministre est actuellement à Ottawa pour rencontrer des ministres fédéraux, et je profiterai de l’occasion pour discuter avec lui des enjeux du Nunavut et pour l’appuyer dans ses démarches ici.
M. Main a rencontré aujourd’hui la ministre des Services aux Autochtones, l’honorable Patty Hajdu, pour discuter de la participation du Nunavut au programme des services de santé non assurés et à l’initiative Les enfants inuits d’abord axée sur le principe de Jordan, tous deux administrés par Services aux Autochtones Canada. Les ministres se sont également penchés sur le bien réel problème de la tuberculose au Nunavut et sur diverses façons de faire avancer ce dossier lors des négociations tripartites.
Il a également rencontré l’honorable Dan Vandal, ministre des Affaires du Nord, pour rappeler les graves lacunes en matière d’infrastructures au Nunavut et faire état des progrès réalisés à l’égard du centre de rétablissement du Nunavut — le premier centre de désintoxication du Nunavut — qui est le fruit d’un engagement financier pris par le gouvernement fédéral au Comité des peuples autochtones du Sénat du Canada quand la loi sur le cannabis a été adoptée en 2018. La direction et le personnel du centre seront composés d’Inuits et tiendront compte des traumatismes. La construction du centre, qui fournira un service essentiel au Nunavut et dont la planification est assurée par le gouvernement fédéral, le gouvernement du Nunavut et Nunavut Tunngavik Incorporated, devrait commencer en 2023, mais le projet est confronté à des problèmes de coûts dus à l’inflation.
Hier, le ministre Main a rencontré la ministre Carolyn Bennett pour discuter des services de santé mentale et du traitement de la toxicomanie offerts au Nunavut et expliquer comment le centre de rétablissement non seulement complètera les services déjà fournis aux Nunavummiuts, mais les améliorera.
Après sa visite au Sénat, il rencontrera le ministre Jean-Yves Duclos. À l’approche de la réunion des ministres fédéral, provinciaux et territoriaux de la Santé, il est essentiel que nos collègues fédéraux comprennent combien il est crucial qu’ils continuent de soutenir le Nunavut, qui continue de se développer en tant que territoire. À l’échelle nationale, le Transfert canadien en matière de santé fera l’objet de discussions entre les premiers ministres des provinces et entre les ministres de la Santé.
Honorables sénateurs, je félicite le ministre Main des efforts qu’il déploie pour défendre les intérêts des Nunavummiuts. Qujannamiik.
Visiteur à la tribune
Son Honneur le Président : Honorables sénateurs, je vous signale la présence à la tribune de Mme Gabrielle Maillet. Elle est l’invitée de l’honorable sénatrice Hartling.
Au nom de tous les honorables sénateurs, je vous souhaite la bienvenue au Sénat du Canada.
Des voix : Bravo!
Le décès d’Isabel Margaret Hicks
L’honorable Nancy J. Hartling : Honorables sénateurs, c’est le cœur lourd que je prends la parole pour rendre hommage à Isabel Hicks, qui habitait comme moi Riverview, au Nouveau-Brunswick. Sa mort soudaine, il y a quelques semaines, a bouleversé notre collectivité et nous a pris au dépourvu. Je vais vous faire part de certaines de mes réflexions sur Isabel afin que vous compreniez pourquoi elle nous manquera tant.
Isabel est née à Alma, au Nouveau-Brunswick. Authentique et dotée d’une forte personnalité, elle avait un sourire et un rire qui pouvaient conquérir une pièce. Elle aimait profondément sa famille et ses amis. Son mari, Dale, qui a partagé sa vie pendant 65 ans, était le mari idéal pour elle, car il soutenait sans hésiter sa carrière, ses voyages et ses projets de vie. Beaucoup d’entre nous aimeraient avoir un « Dale » dans leur vie.
Le couple a eu trois enfants : Cathy, Pat et Marty. Malheureusement, Marty est décédé dans un accident il y a plusieurs années. Isabel avait plusieurs petits-enfants et de nombreux parents et amis qu’elle adorait.
Heather McKinley, sa nièce, a rendu un très bel hommage à Isabel pendant la célébration de sa vie. C’était drôle, personnel et empreint de gentillesse. Je vais résumer un peu de ce qu’elle a dit sur « Tante Is » :
En effet, Tante Is a été une pionnière du « girl power ». Elle était une femme d’affaires avisée, et ses réalisations dans le domaine de l’immobilier ont été remarquables.
Sydney, le père de Heather, et Isabel étaient de très bons amis.
Chaque fois qu’Isabel arrivait à l’improviste chez grand-mère Myrte comme une tempête de sable dans le désert, sans même prendre la peine d’enlever ses chaussures, Heather se demandait si son oncle Dale parvenait à placer un mot à l’occasion, mais il était son roc et lui permettait de briller.
Une des grandes passions d’Isabel était la politique. Deux de ses plus proches amies en politique étaient la défunte sénatrice Brenda Robertson et Ann Seamans, ex-mairesse de Riverview. Elle a appuyé ces femmes, qui ont été élues à plus d’une reprise. Tout le monde a besoin d’être appuyé par quelqu’un comme Isabel.
Souvent, je voyais Isabel et Brenda à notre église, à Riverview, et je me demandais quel genre de conversations elles pouvaient bien avoir autour d’une tasse de café ou d’un verre de vin. Bien entendu, Isabel adorait le bleu et en portait pour bien souligner son affiliation politique. Lors de la célébration de sa vie, même notre pasteur portait du bleu.
Elle a fait du bénévolat pour de nombreuses causes, y compris des banques alimentaires et l’Église unie St-Paul. Elle était de ceux qui agissent.
Quelques jours avant son décès, elle m’a téléphoné chez moi pour me proposer quelque chose. Je ne savais pas trop ce qu’elle allait me demander, mais elle a dit ceci :
J’ai une immense photo encadrée de la salle du Sénat. C’est un cadeau d’anniversaire que m’a offert la regrettée sénatrice Brenda Robertson en 1998, et j’ai pensé que vous aimeriez l’installer dans votre bureau, à Ottawa.
Bien sûr, j’ai dit oui. J’étais très émue. Après notre échange téléphonique, Isabel a fait une chute qui a entraîné une fracture de la hanche nécessitant une opération. Malheureusement, elle ne s’est jamais remise. Sa fille m’a remis la photo alors qu’Isabel subissait son opération et j’ai appris plus tard qu’elle était décédée. La nouvelle m’a bouleversée et attristée. Cependant, le cadeau spécial qu’elle m’a offert sera suspendu dans mon bureau — il est maintenant prêt à être accroché — comme un rappel constant de sa détermination inébranlable.
Merci, Isabel, de la générosité dont vous avez fait montre envers de nombreuses personnes et de l’amour que vous avez manifesté à votre famille, à vos amis et à votre collectivité. Vous nous manquerez et nous ne vous oublierons jamais. J’offre mes sincères condoléances à votre chère famille et à vos amis.
[Français]
Hommage à Édith Butler
L’honorable René Cormier : Chers collègues, chaque peuple possède ses icônes, des femmes et des hommes qui sont des sources d’inspiration et qui sèment l’espoir autour d’eux.
Récemment, grâce à l’Association acadienne des artistes professionnels du Nouveau-Brunswick, le peuple acadien a rendu un vibrant hommage à la grande artiste Édith Butler lors de la Soirée des Éloizes diffusée à la télévision de Radio-Canada.
Après 60 ans d’activité, 28 albums, 2 millions de disques vendus, une multitude de spectacles sur d’innombrables scènes au Japon, en Belgique, en France, en passant par la mythique salle de l’Olympia de Paris et ailleurs dans la Francophonie, la carrière d’Édith Butler a été jalonnée de succès depuis ses débuts, en Acadie.
Récipiendaire de l’Ordre du Canada, de l’Ordre de la Pléiade, chevalière de l’ordre national du Mérite de la République française, celle qui a été reconnue comme une princesse honorifique de la nation abénakise a été intronisée au Panthéon canadien des auteurs et compositeurs canadiens en 2007 pour sa célèbre chanson Paquetville.
En 2009, Postes Canada émettait un timbre en son honneur dans le cadre de la série des « Artistes canadiens de la chanson ».
Avec son agente et grande complice, Lise Aubut, Édith Butler a écrit dans une langue française riche et élégante des chansons qui sont devenues aujourd’hui des hymnes à l’amour et à l’espoir pour tout un peuple. Sa voix porte les combats des générations d’Acadiens et d’Acadiennes qui l’ont précédée et son souffle contient toutes les aspirations de la génération actuelle.
(1420)
Éprise de liberté, Édith Butler s’est battue, elle a tracé la voie comme artiste et comme femme. Elle a semé l’espoir autour d’elle, et aujourd’hui, une multitude de jeunes artistes marchent dans ses pas, inspirés de son talent, de sa force et de son indéfectible détermination. Édith Butler porte la voix d’un peuple francophone qui contribue depuis plus de 400 ans à l’édification de notre pays, chers collègues.
J’ai eu l’immense privilège d’être son pianiste accompagnateur pendant quelques années, et j’ai vu, entendu et compris, grâce à elle, le rôle essentiel que jouent les artistes dans notre société. Alors que nous avons des débats importants sur l’avenir des artistes et du milieu culturel, pensons à la contribution inestimable de ce secteur à notre société.
Le soir du 1er octobre, dans le petit village de Petit-Rocher au bord de la magnifique baie des Chaleurs, où avait lieu ce grand rassemblement, Édith a affirmé ceci, et je la cite :
Quand je chante, c’est mon père qui chante, c’est ma mère qui chante. Quand je chante, ce sont mes ancêtres qui chantent; quand je chante moi, c’est tout un peuple qui chante.
Elle a bien raison, chers collègues. Pour toujours, Édith Butler est et demeurera cette étincelle qui fait jaillir la fierté du peuple acadien. Pour toujours, elle sera une immortelle parmi les immortels.
En ce Mois de l’histoire des femmes, sous le thème « Elle m’a ouvert la voie », des millions de fois nous la remercions d’avoir ouvert la voie, des millions de fois, nous lui disons que nous l’aimons. Merci, chère Édith.
Des voix : Bravo !
[Traduction]
PÉRIODE DES QUESTIONS
La sécurité publique
La Gendarmerie royale du Canada
L’honorable Donald Neil Plett (leader de l’opposition) : Monsieur le leader du gouvernement, un enregistrement audio rendu public la semaine dernière par la Commission des pertes massives en Nouvelle-Écosse a révélé des informations très troublantes. Dans l’enregistrement, on entend la commissaire de la GRC, Brenda Lucki, réprimander son équipe parce que celle-ci avait omis d’inclure des détails sur les types d’armes à feu qui ont été utilisées dans le massacre survenu en Nouvelle-Écosse et faire référence à « une demande que j’ai reçue du bureau du ministre ».
Monsieur le leader, cet enregistrement audio confirme que le ministre Blair, alors ministre de la Sécurité publique, a fait pression auprès de la commissaire pour que soient divulgués des détails de nature délicate de l’enquête menée sur la fusillade de masse la plus meurtrière de l’histoire canadienne, afin de faire avancer le projet de loi du gouvernement libéral sur les armes à feu.
Monsieur le leader, il y a seulement quelques mois, le premier ministre a lui-même déclaré : « J’aimerais rappeler à tout le monde que les politiciens ne donnent pas d’ordres à la police dans une société démocratique. »
La déclaration du premier ministre ne vise-t-elle pas les membres de son Cabinet, y compris lui-même? S’applique-t-elle seulement aux autres politiciens?
L’honorable Marc Gold (représentant du gouvernement au Sénat) : Merci de votre question.
L’indépendance des opérations policières est un principe fondamental du régime démocratique canadien et un principe que le gouvernement respecte profondément. On m’a assuré qu’à aucun moment, le gouvernement actuel n’a tenté de s’ingérer dans les opérations policières. La commissaire de la GRC a déclaré ceci :
« [...] on ne m’a pas donné d’instructions, et je n’ai pas été influencée par les représentants du gouvernement pour divulguer des renseignements [...] »
Le gouvernement demeure résolu à appuyer les travaux de la Commission des pertes massives de manière à ce que, dans la mesure du possible, les Néo-Écossais et les Canadiens puissent panser leurs blessures découlant de cette tragédie. C’est ce qu’ils méritent.
J’aimerais conclure avec une autre citation du premier ministre :
Tout au long du processus, nous avons respecté le fait que ce sont la GRC et le service de police local qui décident quel renseignement est divulgué et quand il est divulgué. Ils prennent les décisions qui visent à assurer un juste équilibre entre le besoin qu’a le public d’obtenir des réponses et l’obligation de protéger l’intégrité des enquêtes.
Le sénateur Plett : « Une demande que j’ai reçue du bureau du ministre. » Je me demande si Jody Wilson-Raybould serait en mesure de nous éclairer sur la portée de ces demandes.
Monsieur le leader, la conduite du gouvernement est bien inférieure aux normes d’un pays démocratique. Il est maintenant évident que le ministre Blair s’est ingéré politiquement dans une enquête en cours. Or, ce n’est pas la première fois que le gouvernement Trudeau fait preuve d’un mépris flagrant envers nos procédures démocratiques.
Monsieur le leader du gouvernement, la bonne chose à faire serait que le ministre Blair soit tenu de rendre des comptes, mais il semble qu’il reste peu d’honneur dans le Cabinet de Justin Trudeau, alors je ne me ferai pas d’illusion. Monsieur le leader, convenez-vous que le ministre Bill Blair devrait démissionner et allez-vous réclamer sa démission?
Le sénateur Gold : Je n’en conviens pas et je ne la réclamerai pas.
Les relations Couronne-Autochtones
La consultation des Autochtones
L’honorable Donald Neil Plett (leader de l’opposition) : Ma question s’adresse à nouveau au leader. Sénateur Gold, le 22 septembre, le ministre des Relations Couronne-Autochtones, Marc Miller, a témoigné dans cette enceinte durant la période des questions. Ce jour-là, le sénateur Housakos et moi-même avons posé au ministre trois questions qui portaient sur le même sujet. Malheureusement, le ministre a fait tout son possible pour éviter d’y répondre. Il semble qu’il ait préféré — ce qui était probablement un geste politique calculé — faire semblant de ne pas comprendre la question très simple qui lui était posée sur la consultation des Autochtones prévue dans le projet de loi C-11.
Monsieur le leader, le premier ministre a spécifiquement indiqué dans toutes les lettres de mandat de ses ministres la nécessité de :
[...] mettre en œuvre la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et de travailler en partenariat avec les Autochtones pour faire mieux reconnaître leurs droits.
Quelles organisations autochtones ont été consultées? Lesquelles, monsieur le leader, ont été consultées dans le cadre du projet de loi C-11, conformément aux obligations prévues dans la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones?
L’honorable Marc Gold (représentant du gouvernement au Sénat) : Je vous remercie de votre question. Sénateur Plett, dans toutes les questions que vous avez posées, vous êtes passé des faits à un procès d’intention, et vous présumez savoir quels étaient les motivations et le raisonnement du ministre lorsqu’il a répondu à votre question. Je ne crois pas que vous en sachiez plus que nous à ce sujet, et je crois qu’il n’est pas approprié de prêter des intentions à quelqu’un comme vous le faites.
Le ministre Miller est un ministre remarquable qui est dévoué au dossier des relations Couronne-Autochtones. Il s’emploie, plus que tout autre ministre au pays l’a jamais fait, à établir sérieusement des liens, à travailler fort et à communiquer de façon transparente avec les Canadiens au sujet des enjeux auxquels les peuples et les communautés autochtones sont confrontés.
(1430)
Aucun ministre ne montre autant d’intégrité et de dévouement envers ce dossier que le ministre Miller. Si je me souviens bien, quand il n’avait pas la réponse, il s’est engagé à l’obtenir. C’est un homme de parole et je suis satisfait de sa réponse. Je ferai un suivi pour savoir où en est cette demande. Je n’ai rien de plus à dire à ce sujet.
Le sénateur Plett : Eh bien, j’imagine qu’il vaudrait mieux clore immédiatement la période des questions, puisque vous n’avez rien de plus à dire et que vous êtes la personne à qui nous posons nos questions.
Je vous pose une autre question à ce sujet. Merci.
La sénatrice Batters : Il va se renseigner.
Le sénateur Plett : Sénateur Gold, vous dites que je lui prête des intentions. Or, ses intentions étaient très claires. Il a laissé très peu de place à l’interprétation.
Le gouvernement semble ne se soucier que d’une chose : faire adopter son projet de loi. Il semble que le gouvernement Trudeau n’a pas du tout tenu compte des efforts que nous avons faits pour que les projets de loi fassent l’objet d’une évaluation et d’un débat en bonne et due forme. Les Canadiens ont le droit de s’attendre à ce que les projets de loi proposés par le gouvernement soient examinés en profondeur. Pour cela, votre gouvernement doit nous informer des circonstances et nous dire qui a été consulté lors de l’élaboration du projet de loi.
Il y a plus d’un mois, le ministre Miller a dit : « Je suis certain que nous pourrions consulter la liste des gens qui ont été consultés [...] »
Par ailleurs, monsieur le leader, vous avez dit : « [...] le ministre a entrepris de fournir des renseignements au Sénat en réponse à cette question. » Vous avez dit également que vous feriez ce que vous avez maintenant promis pour la deuxième fois, c’est-à-dire vous informer à ce sujet et en faire rapport au Sénat.
Sénateur Gold, votre silence à ce sujet laisse entrevoir deux possibilités : soit votre gouvernement n’a pas consulté d’organismes autochtones, soit le gouvernement n’a aucun respect pour le Sénat.
Pendant combien de temps, sénateur Gold, allez-vous nous maintenir dans l’ignorance? Y a-t-il une liste des organismes autochtones qui ont été consultés au sujet du projet de loi C-11? Vous voulez que ce projet de loi soit adopté d’ici une date donnée, et nous voulons des réponses à nos questions.
Le sénateur Gold : C’est un peu fort. Sénateur Plett, je me suis engagé à demander des renseignements à ce sujet et je n’ai pas à en dire davantage, mais je vais le faire. Si l’on parle de respect pour le Sénat, puis-je rappeler aux honorables sénateurs qui n’étaient peut‑être pas là au cours de la 41e législature que le parti que vous représentez, lorsqu’il était au pouvoir, a imposé des motions d’attribution de temps plus d’une centaine de fois à la Chambre des communes à différentes étapes du processus? J’imagine que dans le monde parallèle où certains vivent, c’est faire preuve de respect pour le Sénat.
Au sujet du projet de loi C-11, le Sénat a autorisé le Comité sénatorial permanent des transports et des communications à mener une étude sur cette mesure législative en juin dernier. Depuis le début du processus, l’actuel bureau du représentant du gouvernement a fait preuve de respect pour le Sénat, les travaux du comité et les ententes conclues par les quatre leaders à propos du débat à l’étape de la troisième lecture. J’imagine que dans le monde parallèle où certaines d’entre vous semblent vivre, c’est un manque de respect envers le processus.
Je ne suis pas personnellement offensé. Toutefois, au nom du Sénat, je demande que nous évitions de tomber dans ce type de discours pour nous concentrer sur les faits.
Le sénateur Plett : Répondez à la question.
Le sénateur Gold : J’ai répondu à la question, sénateur Plett. J’ai donné ma réponse et vous avez posé vos questions.
Les ressources naturelles
Les tables régionales sur l’énergie et les ressources
L’honorable Tony Loffreda : Ma question s’adresse aussi au représentant du gouvernement au Sénat.
La semaine dernière, devant le Comité sénatorial des banques, Mark Carney, ancien gouverneur de la Banque du Canada, a parlé de la voie que doit suivre le Canada pour atteindre ses objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il a souligné que la mise en place d’un réseau d’électricité propre doit faire partie de l’équation, mais que cela sera seulement possible si les différentes parties, y compris les gouvernements fédéral et provinciaux, collaborent à l’adoption d’une politique économique.
Une tâche colossale nous attend. Pour réaliser de grands projets, les promoteurs doivent obtenir l’approbation ou l’appui du gouvernement du Canada, des provinces, des territoires, des municipalités et des Premières Nations, ainsi que l’ensemble des évaluations et des permis environnementaux nécessaires, ce qui n’est pas facile de nos jours. En effet, même les projets écologiques se butent à de la résistance.
J’arrive à ma question. Le budget de 2022 a annoncé un financement de 250 millions de dollars sur quatre ans pour appuyer les activités préalables au développement de projets d’électricité propre d’importance nationale, comme les projets interprovinciaux de transport d’électricité.
Quels projets le gouvernement du Canada envisage-t-il actuellement pour rendre « propre » notre réseau d’électricité? Travaillez-vous avec les provinces, les Autochtones, les représentants industriels et d’autres intervenants pour réaliser ces grands projets afin de faire en sorte que la totalité de l’électricité du pays soit produite à partir de sources à émission zéro d’ici 2035, conformément à l’objectif fixé par le gouvernement?
L’honorable Marc Gold (représentant du gouvernement au Sénat) : Sénateur, je vous remercie de votre question. Le gouvernement sait que pour atteindre son objectif de carboneutralité, il doit continuer à travailler avec les provinces et les territoires, les communautés autochtones, l’industrie et les syndicats. C’est pourquoi, plus tôt cette année, Ressources naturelles Canada a lancé les tables régionales sur l’énergie et les ressources. Cette initiative vise à harmoniser les ressources, les échéanciers et les approches réglementaires entre les différents ordres de gouvernement afin de saisir les possibilités économiques qu’offre la transition vers la carboneutralité. Le ministre Wilkinson a annoncé ce matin que l’Ontario sera la neuvième région à se joindre aux tables régionales.
De plus, le gouvernement a engagé 964 millions de dollars dans le Programme des énergies renouvelables intelligentes et de trajectoires d’électrification pour remplacer l’électricité produite par des combustibles fossiles par des énergies renouvelables et financer des projets de modernisation du réseau. Le gouvernement a également promis 500 millions de dollars dans le cadre du programme Énergie propre pour les collectivités rurales et éloignées. Ces programmes visent à décarboner notre réseau électrique et à réduire nos émissions tout en créant des emplois bien rémunérés pour tous les Canadiens.
Le gouvernement est fier que près de 83 % de l’électricité produite au Canada provienne de sources sans émissions ou à faibles émissions. Le gouvernement reste déterminé à investir dans l’infrastructure qui nous aidera à atteindre la carboneutralité et à travailler, comme je l’ai dit, avec les provinces, les territoires et les communautés autochtones pour que le Canada dispose d’un approvisionnement en énergie propre rapide et efficace.
Le sénateur Loffreda : Je vous remercie, sénateur Gold, de cette réponse très éclairante.
Je vais mettre un peu plus de pression. Selon certains rapports, malgré une décennie d’investissements, quelque 200 milliards de dollars d’investissements sont encore nécessaires d’ici 2035 pour atteindre les objectifs actuels de transition vers un réseau électrique vert, voire plus si l’on veut pouvoir satisfaire la croissance rapide de la demande en électricité découlant du nombre accru de véhicules électriques.
La population canadienne continue de s’accroître. Autrement dit, nous devons non seulement remplacer les sources d’électricité polluantes au sein de notre réseau électrique, mais également accroître la capacité de notre réseau.
Comme le signalait un rapport du Sénat en 2017, « [...] la majeure partie de ce virage sera financée par l’augmentation des tarifs d’électricité ou une hausse des dépenses publiques pour stabiliser les prix et encourager les investissements dans l’énergie propre. »
Outre investir dans les infrastructures, que fait le gouvernement pour faire en sorte que notre réseau électrique demeure fiable, abordable pour les ménages et les entreprises, et résilient face aux catastrophes naturelles liées aux changements climatiques telles que les tempêtes et les inondations?
Le sénateur Gold : Merci de votre question. Les Canadiens ont affirmé clairement qu’ils voulaient que leur gouvernement — tous leurs gouvernements en fait — en fasse plus pour lutter contre les changements climatiques, pour réduire les émissions et mener la transition au-delà des énergies génératrices d’émissions au Canada et à l’étranger. C’est le constat qui ressort des tables régionales dont j’ai parlé.
En outre, chaque année dans l’ensemble du Canada, nous constatons les impacts de plus en plus dévastateurs et coûteux des changements climatiques — les inondations, les feux de forêt et les tempêtes majeures qui nous ont frappés dans l’Est.
Le gouvernement comprend qu’une intervention urgente est requise pour rendre les collectivités plus résilientes et les protéger pour les années à venir. C’est pour cette raison qu’il investit plus de 3,3 milliards de dollars dans le Fonds d’atténuation et d’adaptation en matière de catastrophes, qui aide les collectivités à améliorer leur résilience.
Le gouvernement sait que, pour réduire les émissions, il faut passer à des sources d’énergie qui génèrent moins d’émissions. C’est pour cette raison que le gouvernement décarbone le réseau électrique du pays tout en augmentant la quantité d’électricité produite par des moyens propres, notamment en investissant dans la boucle de l’Atlantique et dans le développement des petits réacteurs modulaires.
Le Secrétariat du Conseil du Trésor
La formation obligatoire pour la fonction publique fédérale
L’honorable Brian Francis : Ma question s’adresse au sénateur Gold.
Selon des nouvelles diffusées récemment par les médias, seulement 18 % des fonctionnaires fédéraux ont suivi une formation de sensibilisation aux questions autochtones. Chris Aylward, président de l’Alliance de la fonction publique du Canada, a déclaré que le syndicat voulait faire de cette formation un élément obligatoire de la convention collective, mais qu’il a essuyé un refus de la part du Conseil du Trésor.
En ce qui concerne l’appel à l’action no 57, pouvez-vous confirmer si le gouvernement fédéral rendra obligatoire la formation continue sur les peuples autochtones pour tous les fonctionnaires fédéraux?
(1440)
J’aimerais également que vous informiez le Sénat de ce que chaque ministère et organisme fédéral fait pour s’assurer que les fonctionnaires ont les connaissances et les compétences nécessaires pour être sensibilisés aux droits et aux besoins particuliers des peuples autochtones.
L’honorable Marc Gold (représentant du gouvernement au Sénat) : Je vous remercie de la question, monsieur le sénateur. À mesure que notre pays évolue et que nos relations avec les communautés et les dirigeants autochtones progressent, il importe de savoir que des échanges plus importants doivent avoir lieu. Je n’ai pas la réponse précise à vos questions. Je ferai de mon mieux pour obtenir des réponses et je vous en ferai part dès que possible.
[Français]
La sécurité publique
Le contrôle des armes à feu
L’honorable Jean-Guy Dagenais : La semaine dernière, le ministre Lametti a annoncé le gel de la vente, de l’achat et du transfert des armes de poing. Il a fait cette annonce à Montréal-Nord, un quartier où des fusillades et des meurtres par armes à feu se produisent fréquemment. C’est comme si le ministre de la Justice du Canada ignorait que les criminels utilisent des armes qui ne sont pas issues de la vente légale, mais bien du marché noir des armes à feu en provenance des États-Unis. Pourtant, les policiers, les analystes, les maires et les responsables de la sécurité des provinces le savent tous et le disent depuis des années.
Monsieur le leader, avons-nous assisté vendredi dernier à un exercice de détournement des responsabilités du gouvernement ou s’agit-il plutôt d’une grande naïveté de la part du premier ministre et de ses ministres en ce qui concerne les crimes commis par armes à feu qui continuent de faire des morts à Montréal, à Toronto, à Ottawa et ailleurs au pays?
L’honorable Marc Gold (représentant du gouvernement au Sénat) : Je vous remercie de la question. La réponse, c’est ni l’un ni l’autre, cher collègue. Le gouvernement a travaillé en étroite collaboration avec le gouvernement du Québec pour réduire la violence armée et le ministre de la Sécurité publique a travaillé avec le gouvernement du Québec et les municipalités. Le gouvernement a versé 46 millions de dollars au gouvernement du Québec dans le cadre de fonds pour combattre le trafic des armes à feu et les gangs. On m’informe que le gouvernement met la dernière main à une entente de transfert dans le cadre de fonds visant à bâtir des communautés plus sécuritaires afin de prévenir les crimes commis avec des armes à feu, tout particulièrement au Québec. Le gouvernement continue à communiquer directement avec ses homologues du Québec dans la lutte contre les crimes commis avec des armes à feu.
Le sénateur Dagenais : Évidemment, je suis obligé de vous rappeler que la ministre Mélanie Joly a dit publiquement qu’elle travaillait à un plan pour sanctionner les gangs de rue qui terrorisent Haïti. Permettez-moi d’être sceptique et d’affirmer que cela ne servira qu’à créer de faux espoirs au sein de la diaspora haïtienne de Montréal, si on prétend pouvoir faire ailleurs ce que le gouvernement ne peut faire ici. Est-ce qu’un jour le premier ministre pourra accoucher d’une stratégie logique, efficace et répressive pour enrayer le trafic d’armes aux frontières entre le Canada et les États-Unis?
Le sénateur Gold : Merci pour cette question. Encore une fois, l’attribution de motifs irrationnels ne se limite pas à un seul groupe dans cette enceinte, chers collègues. Cela dit, comme vous le savez peut-être, on m’a informé que l’année passée, l’Agence des services frontaliers a saisi un nombre record d’armes illégales à la frontière. Néanmoins, le gouvernement reconnaît qu’il y a beaucoup plus de travail à faire et c’est la raison pour laquelle il a investi plus de 350 millions de dollars afin de réduire, sinon d’enrayer ou d’interdire l’entrée d’armes à feu illégales.
Je note également qu’il y a un groupe de travail qui essaie activement de régler ce problème en profondeur. Le gouvernement travaille fort pour faire en sorte que les armes illégales ne se retrouvent pas dans les rues de Montréal afin de maintenir la paix et afin que les Canadiens puissent vivre en sécurité dans les rues, dans leur ville et ailleurs au Canada.
La justice
La protection des sources journalistiques
L’honorable Claude Carignan : Ma question s’adresse au leader du gouvernement au Sénat. Monsieur le leader, dans un reportage du réputé journaliste Daniel Leblanc, de Radio-Canada, nous apprenions la semaine dernière que le gouvernement fédéral a fouillé les registres téléphoniques et les courriels de ses employés l’an dernier pour débusquer les sources confidentielles qui ont dénoncé la nomination prévue d’un Américain qui ne parle pas français à la tête du Musée canadien de l’histoire.
On y apprend entre autres ceci, et je cite :
Les enquêteurs ont fouillé dans les courriels de ces employés pour tenter de trouver des traces de fuite, sans succès.
Ils ont aussi cherché dans les registres téléphoniques pour voir s’ils avaient eu des appels entrants ou sortants en lien avec des numéros associés à Radio-Canada et CBC.
Monsieur le leader, votre gouvernement se souvient-il qu’en 2017 les deux Chambres ont adopté à l’unanimité le projet de loi S-231 visant à protéger les sources journalistiques?
L’honorable Marc Gold (représentant du gouvernement au Sénat) : Je vous remercie de la question. Le gouvernement croit que les personnes qui divulguent des actes répréhensibles graves doivent être protégées. La loi prévoit un processus sûr et confidentiel pour la divulgation d’actes répréhensibles graves en milieu de travail et une protection contre les actes de représailles. On m’informe que les dénonciations des fonctionnaires donnent lieu à une moyenne de 10 découvertes d’actes répréhensibles chaque année. La loi sur la dénonciation fait partie des options de recours qui couvrent le harcèlement, la discrimination, les griefs en matière de travail et les plaintes relatives à la protection de la vie privée. Le gouvernement a renforcé la formation, les suivis de rapports et les politiques en matière de harcèlement et de violence au travail. Le budget de 2022 propose un financement permettant la tenue d’un examen de la loi qui, selon mes informations, commencerait plus tard cette année. Le gouvernement sera heureux de fournir plus de détails sur l’examen à ce moment-là.
Le sénateur Carignan : Cela me rappelle une chanson de Francine Raymond, Y’a les mots.
Dans ce cas, pourquoi créer un climat de chasse aux sorcières pour apeurer les fonctionnaires dans le but de les empêcher de dénoncer les abus de ce gouvernement?
Le sénateur Gold : Il ne s’agit pas d’une chasse aux sorcières. Je crois avoir répondu à votre question. Je n’ai pas autre chose à ajouter.
La défense nationale
Les réservistes
L’honorable Pierre-Hugues Boisvenu : Ma question s’adresse également au représentant du gouvernement au Sénat. Sénateur Gold, La Presse canadienne rapporte ce matin les propos de l’ombudsman des Forces armées canadiennes, Gregory Lick, qui critique sévèrement le traitement fait aux réservistes et aux Rangers des forces armées.
En 2015, l’ombudsman a déposé un rapport qui comptait neuf recommandations afin de mieux traiter nos réservistes et nos Rangers qui sont malades ou qui ont été blessés. L’ombudsman constate qu’aucune de ces recommandations n’a été mise en place depuis le dépôt du rapport il y a sept ans. C’est inacceptable.
Sénateur Gold, alors que la situation est grave et que le chef d’état-major de la Défense, le général Eyre, a donné l’ordre de faire du recrutement et de la rétention du personnel la priorité des Forces armées canadiennes, pourquoi votre gouvernement a-t-il ignoré ce rapport depuis 2015?
L’honorable Marc Gold (représentant du gouvernement au Sénat) : Je vous remercie de la question. Je devrai faire des recherches auprès du gouvernement pour connaître sa position quant aux recommandations. Je vous reviendrai avec une réponse d’ici peu.
Le sénateur Boisvenu : De plus, sénateur Gold, vous savez que la sécurité de l’Arctique a pris une importance capitale depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Pouvez-vous déposer dans cette enceinte le plan d’action dont la ministre de la Défense entend se doter pour s’attaquer aux lacunes principales énoncées par l’ombudsman des Forces armées canadiennes? Parmi ces lacunes, on a soulevé, et je cite :
[...] un manque de suivi après le déploiement des réservistes sur des tâches militaires, une bureaucratie excessive pour demander de l’aide [...]
Notamment, on mentionne que l’armée ne communique pas avec les réservistes et les Rangers pour les informer de l’aide qui peut leur être offerte.
Le sénateur Gold : J’ajouterai cela à mes recherches auprès du gouvernement, merci.
[Traduction]
La santé
Les soutiens aux sages-femmes
L’honorable Marilou McPhedran : Ma question s’adresse au sénateur Gold. Cet été, les membres du Comité sénatorial permanent des droits de la personne ont publié un rapport soigneusement étayé, intitulé Les cicatrices que nous portons : La stérilisation forcée et contrainte de personnes au Canada — Partie II. Les témoignages déchirants des victimes décrivent en détail le traitement raciste qui était infligé aux femmes au moyen d’interventions chirurgicales invasives au moment où elles étaient le plus vulnérables, c’est-à-dire au cours du travail ou immédiatement après l’accouchement, alors qu’elles n’avaient pas encore repris tous leurs esprits. Les femmes parturientes ont besoin d’être entourées de personnes compétentes qui défendent leurs droits et les soutiennent lorsqu’elles sont en travail ou qu’elles viennent d’accoucher.
(1450)
Dans son rapport, le Sénat recommande entre autres que des sages-femmes bien formées et compétentes sur le plan culturel assurent un tel accompagnement. À l’heure actuelle au Canada, on compte moins de 10 programmes de formation de sages-femmes. Ces excellents programmes qui comprennent des éléments de compétences culturelles sont ouverts aux Autochtones et mettent l’accent sur la réalité des Premières Nations. Malheureusement, ils sont trop peu nombreux. Dans certaines provinces, de tels programmes n’existent pas.
Dans de nombreuses collectivités, particulièrement dans le Nord et les régions éloignées, l’absence de sages-femmes limite les choix des femmes. Elles doivent se déplacer pour aller dans des hôpitaux loin de leur famille pour donner naissance à leur bébé dans un milieu où on offre des soins de soutien en cas de difficulté. Sénateur Gold, le gouvernement fédéral s’engage-t-il à faire preuve de leadership et à collaborer avec les gouvernements provinciaux et territoriaux, notamment au chapitre du financement, pour s’attaquer à ce problème?
L’honorable Marc Gold (représentant du gouvernement au Sénat) : Je vous remercie d’avoir posé cette importante question. Comme ma fille a travaillé dans un domaine connexe pendant de nombreuses années, je comprends l’importance d’offrir une panoplie de mesures de soutien aux femmes et à leur famille à cet important moment de la vie.
Je n’ai pas la réponse à votre question, mais je me réjouis que vous ayez parlé de collaboration avec les provinces et les territoires pour des raisons que nous comprenons tous, compte tenu de la compétence exclusive du moins en ce qui concerne ces aspects de la santé. Je ne connais pas non plus le niveau de priorité que les gouvernements provinciaux et territoriaux accordent à la question. Je vais me renseigner et me ferai un plaisir de vous fournir une réponse.
Les affaires étrangères
Le coût de la délégation aux funérailles de Sa Majesté la reine Elizabeth II
L’honorable Donald Neil Plett (leader de l’opposition) : Vous avez une autre chance, sénateur Gold.
Monsieur le leader du gouvernement, nous avons récemment appris la facture que les contribuables devront payer pour la délégation canadienne aux funérailles de feu Sa Majesté la reine. J’ai dû me frotter les yeux à quelques reprises pour être certain que je voyais bien les choses, car le coût des chambres d’hôtel à lui seul s’élève à un peu moins de 400 000 $. Cela inclut les frais de l’hôtel Corinthia à Londres. La facture de l’hôtel fait état d’un montant de 4 800 £ par nuit pour la suite River, ce qui représente plus de 6 000 $ par nuit pour cinq nuits. Je me demande qui logeait dans cette chambre.
Monsieur le leader, je suis assez vieux pour me souvenir de la rebuffade que l’ancienne ministre conservatrice Bev Oda a essuyée pour un verre de jus d’orange à 16 $ en 2012. Le premier ministre actuel a lui-même demandé la démission de la ministre Oda à cette époque. Sénateur Gold, y a-t-il une raison pour laquelle la facture est si élevée, si ce n’est le fait que le premier ministre pense qu’il n’a absolument pas de comptes à rendre aux contribuables?
L’honorable Marc Gold (représentant du gouvernement au Sénat) : Ce gouvernement n’est pas au-dessus de la loi. Ce n’est pas ce que défend le Canada — aucun gouvernement et aucun député ne devrait prétendre l’être ni ne l’est.
Je ne sais pas combien de personnes sont restées dans combien de chambres dans quels hôtels. Il est approprié que le Canada ait envoyé une importante délégation pour honorer la défunte reine Elizabeth II. Je ne sais pas, sénateur Plett, à quand remonte la dernière fois où vous avez essayé de louer une bonne chambre d’hôtel à Londres. J’aimerais pouvoir aller à Londres plus souvent. C’est une ville terriblement chère et, dans une large mesure, le coût de la vie à Londres se reflète sûrement dans tous les aspects du coût du séjour de la délégation canadienne.
Cependant, sans plus d’informations sur le nombre de personnes et la durée de leur séjour, il est vraiment inapproprié de tirer des conclusions, malhonnêtes ou non, quant à la facture totale que le Canada a payée pour rendre hommage à la défunte reine Elizabeth II.
ORDRE DU JOUR
Projet de loi sur la diffusion continue en ligne
Projet de loi modificatif—Deuxième lecture
L’ordre du jour appelle :
Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénateur Dawson, appuyée par l’honorable sénatrice Bovey, tendant à la deuxième lecture du projet de loi C-11, Loi modifiant la Loi sur la radiodiffusion et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois.
L’honorable Leo Housakos (leader adjoint suppléant de l’opposition) : Honorables sénateurs, je vais commencer mes observations au sujet du projet de loi C-11 en surprenant probablement bon nombre d’entre vous. Je suis d’accord avec son parrain, le sénateur Dawson. Il faut absolument moderniser la Loi sur la radiodiffusion, et, pour citer le sénateur Dawson, nous devons le faire :
[...] d’une façon qui tient compte des réalités technologiques, des modèles d’affaires et des dynamiques en jeu dans le système canadien de radiodiffusion d’aujourd’hui.
Par ailleurs — et c’est là que le sénateur Dawson soulève un point extrêmement important :
La loi doit établir un cadre réglementaire actualisé avec une orientation claire, les outils nécessaires et la souplesse requise pour maintenir sa pertinence.
Chers collègues, c’est à partir de ce point que l’opinion du sénateur Dawson et la mienne divergent au sujet du projet de loi C-11.
Le principal problème de ce projet de loi est probablement sa portée. Le gouvernement et les bureaucrates qui ont rédigé ce projet de loi ont à tort traité Internet comme une forme de radiodiffusion. Même s’il existe des plateformes de diffusion continue qui se comportent comme des radiodiffuseurs et qui devraient certainement être assujetties à notre cadre réglementaire en tant que tel, ce projet de loi va au-delà de cela.
Vivek Krishnamurthy, directeur de la Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet du Canada Samuelson-Glushko de l’Université d’Ottawa, a expliqué la différence dans le cadre de notre étude préliminaire :
La première [raison] est la rareté du spectre. La largeur du spectre électromagnétique — ou de la bande passante — disponible pour la radiodiffusion linéaire est limitée avec une connexion par câble traditionnelle. Il est par conséquent plus facile de justifier certaines restrictions en matière de contenu dans le contexte de la radiodiffusion que dans le contexte d’Internet ou de celui des médias imprimés.
Il continue en soulevant qu’il n’y a pas de rareté du spectre dans le monde numérique et que les utilisateurs peuvent visionner autant de vidéos de chatons qu’ils le souhaitent à partir de la plateforme sans réduire la capacité des autres utilisateurs de visionner le contenu en ligne. M. Krishnamurthy n’est pas d’accord avec la portée de la définition de la radiodiffusion proposée dans le projet de loi, dans le contexte de la loi existante, car d’après lui : « Ensemble, ces deux dispositions visent à réglementer pratiquement toute la distribution du contenu audiovisuel sur Internet. »
Ensuite, M. Krishnamurthy, a ajouté :
Nous ne devrions pas adopter des lois qui visent à soumettre autant de contenu à un cadre réglementaire. Il y a sans aucun doute des problèmes à l’égard de la distribution de contenu sur Internet, mais ils requièrent un autre type de solution. Il est mal avisé de s’en tenir à dire que tout est inclus, sauf certains éléments.
Examinons les exceptions énoncées à l’article 4, tel qu’il est proposé. J’ai été avocat durant presque 15 ans, mais le libellé de cet article est de loin la chose la plus indigeste qu’il m’a été donné de lire.
Je suis du même avis que le sénateur Dawson quant à ce que la loi devrait accomplir, mais le problème c’est que, dans sa forme actuelle, ce n’est pas ce que la loi accomplira, peu importe le nombre de fois où le sénateur et le gouvernement affirmeront le contraire et peu importe le nombre de fois où ils répéteront que ce projet de loi donnera plus d’accès aux créateurs et aux artistes non représentés au Canada et éliminera des obstacles pour eux, ou le nombre de fois où ils affirmeront que le projet de loi et les règlements qui l’accompagnent ne couvriront pas les créateurs de contenu numérique ni le contenu créé par les utilisateurs.
Permettez-moi, en fait, de citer un échange important qui a eu lieu entre la sénatrice Wallin et le président du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, le CRTC, M. Ian Scott, quand celui-ci a comparu devant notre comité en juin dernier. Je rappelle qu’il reviendra au CRTC d’interpréter la loi et de l’appliquer.
La sénatrice Wallin a dit au président du CRTC, M. Scott :
Je pense que nous devrons revoir une autre fois la question du contenu généré par les utilisateurs. Je sais que le ministre, d’autres responsables et vous-même insistez pour dire que vous ne réglementez pas ce contenu, mais je pense qu’il faut décortiquer un peu les mots. Vous allez réglementer les plateformes, qui imposeront ensuite vos décisions et vos directives, comme vous l’avez dit. Vous n’allez pas manipuler les algorithmes; vous obligerez plutôt les plateformes à le faire. C’est une réglementation sous un autre nom. Que ce soit fait directement et explicitement ou indirectement, vous allez réglementer le contenu.
M. Scott a répondu à la question de la sénatrice Wallin en disant : « Vous avez raison. » Ainsi, alors que le langage du projet de loi est au mieux ambigu, la position du président du CRTC sur cette question est tout à fait claire et sans équivoque. Il s’agit d’une question absolument cruciale, car les partisans du projet de loi tentent de défendre une disposition de la loi qui a manifestement des implications beaucoup plus vastes que ce qu’ils veulent nous faire croire.
Il ne m’a pas échappé, au cours de l’étude préalable en comité, que les témoins et même certains de mes collègues, qui croient le gouvernement sur parole lorsqu’il affirme que le contenu généré par l’utilisateur n’est pas visé, ont passé beaucoup de temps à réfuter les propos des témoins qui ont parlé des impacts négatifs que ressentiraient les créateurs numériques si le contenu généré par l’utilisateur était inclus.
(1500)
Pendant ce temps, l’insistance du gouvernement à dire qu’il n’y a pas de problème et que nous devrions simplement lui faire confiance a l’effet inverse de celui escompté, y compris l’adoption rapide de ce projet de loi.
Certes, je conviens que la Loi sur la radiodiffusion a désespérément besoin d’être modernisée et je comprends le principe selon lequel nous ne devrions pas laisser la perfection être l’ennemi du bien, mais je n’ai pas encore vu de justification pour faire adopter le projet de loi sans profiter de l’occasion pour l’améliorer. Il est de notre devoir de le faire, en tant que Chambre de second examen objectif. Je compatis avec les intervenants qui ont l’impression d’avoir attendu assez longtemps et d’être épuisés au point de croire qu’il ne peut y avoir rien de mieux, mais le gouvernement ne peut s’en prendre qu’à lui-même s’il n’a pas accordé la priorité à cette question et s’il s’est braqué sur des questions qui ne relèvent pas de la loi.
Le Sénat s’est beaucoup attardé sur les répercussions de ce projet de loi sur les créateurs de contenu numérique, le contenu généré par les utilisateurs et la manipulation des algorithmes, mais je dois dire franchement que c’est plutôt le contraire qui s’est produit lors de l’étude au Comité du patrimoine canadien de la Chambre des communes, car peu de créateurs de contenu numérique ont eu l’occasion de témoigner, et bon nombre de ceux qui ont pu le faire ont fait l’objet d’intimidation et de critiques de la part des députés ministériels qui siègent au comité. Plusieurs créateurs de contenu numérique qui ont témoigné devant le comité sénatorial nous ont dit à quel point ils sont reconnaissants non seulement d’avoir pu se faire entendre, mais aussi d’avoir été traités avec dignité. Je tiens à remercier les sénateurs de toutes allégeances qui siègent à notre comité; c’est tout à leur honneur.
À vrai dire, honorables collègues, l’étude de ce projet de loi aurait probablement pris une tout autre tournure si on n’avait pas inclus à la dernière minute des dispositions concernant le contenu généré par les utilisateurs dans la version précédente du projet de loi, soit le projet de loi C-10. Les choses se sont déroulées ainsi parce que le gouvernement s’entête de façon quasi hystérique à ne pas retirer complètement ces dispositions. On aurait eu le temps d’y remédier pendant les mois qui ont suivi la prorogation du Parlement, mais les dispositions problématiques qui visent le contenu généré par les utilisateurs sont toujours là, noir sur blanc. Le gouvernement nous dit que l’article 4.1 exclut le contenu généré par les utilisateurs de la réglementation. Cependant, ce qu’il ne dit pas — et on s’en rend compte aisément en lisant le projet de loi —, c’est que les dispositions qui viennent immédiatement après prévoient des exceptions à l’exemption. C’est en quelque sorte une double négation, ce qui veut clairement dire que les dispositions sur le contenu généré par les utilisateurs sont encore dans le projet de loi.
Il n’y a pas que moi qui le dis. Les créateurs de contenu numérique eux-mêmes ne sont pas les seuls à le dire. Ce ne sont pas les plateformes comme YouTube et TikTok qui font appel aux créateurs de contenu numérique pour le dire, comme le secrétaire parlementaire du ministre du Patrimoine canadien aimerait le prétendre. C’est un ancien président du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, le CRTC, qui le dit lui‑même et, ce qui est peut-être plus important, le président actuel du CRTC, Ian Scott, le dit lui aussi.
Au cours de son témoignage, M. Scott a confirmé la présence d’un autre élément que le gouvernement prétend ne pas voir dans le projet de loi : la modification d’algorithmes. Le gouvernement et le sénateur Dawson ont insisté sur le fait que le projet de loi C-11 n’oblige pas les plateformes à utiliser des algorithmes en particulier. Cependant, M. Scott, président du CRTC, a dit lors de son témoignage :
Je vais vous donner des exemples simples. Plutôt que de dire — et la loi empêche de le faire — que nous allons changer les algorithmes, comme de nombreux pays européens l’envisagent, nous allons préciser ce que nous voulons : que les Canadiens puissent trouver de la musique canadienne. Quelle est la meilleure façon d’y parvenir? Comment va-t-on procéder? Je ne veux pas manipuler les algorithmes. Je veux plutôt que les fournisseurs le fassent pour obtenir un résultat donné.
C’est assez clair. Que l’on me permette de répéter la dernière partie. M. Scott dit que ce projet de loi lui permet de dire aux plateformes : nous, le gouvernement, ne manipulerons pas votre algorithme. Nous allons simplement vous demander de le faire pour nous. Au tribunal, nous appellerions cela un aveu d’intention clair et consigné.
Comme je l’ai mentionné, les partisans du projet de loi ont fait valoir au comité qu’il existe d’autres façons d’obtenir les résultats recherchés que la manipulation d’algorithmes, contrairement à ce qu’ont dit des créateurs, des utilisateurs, les plateformes et l’organisme de réglementation lors de leur témoignage.
La semaine dernière, ma collègue, la sénatrice Dasko, a défendu ce point de vue dans le cadre d’un échange avec une ancienne personnalité de la télévision, qui est maintenant créatrice de contenu numérique, Jennifer Valentyne. La sénatrice Dasko a maintenu catégoriquement qu’il existe d’autres moyens, mais, lorsque Mme Valentyne lui a demandé de donner un exemple, elle en a été incapable.
Je tiens à être clair, chers collègues. Nous ne parlons pas de toutes les plateformes. Nous parlons des plateformes qui mettent en vedette du contenu généré par les utilisateurs, comme YouTube et Instagram, pour n’en nommer que deux.
Les utilisateurs, les créateurs et les plateformes ne sont pas les seuls à sonner l’alarme. Le commissaire à la protection de la vie privée, M. Philippe Dufresne, a également parlé de sérieuses préoccupations que l’approche du gouvernement suscite à propos de la confidentialité. Lors de son témoignage devant le comité sénatorial, M. Dufresne a dit ce qui suit :
Ce projet de loi conférerait au CRTC le pouvoir d’imposer des conditions concernant la découvrabilité des émissions canadiennes et des services de programmation canadiens. Bien que, à cet égard, le projet de loi n’autorise pas le CRTC à exiger l’utilisation d’un algorithme informatique ou d’un code source particulier, il reste néanmoins que pour remplir les conditions de découvrabilité, il pourrait potentiellement être requis d’adapter des algorithmes existants qui se fondent sur des renseignements personnels, ou sur l’analyse de renseignements personnels, afin d’établir si le contenu généré par l’utilisateur est canadien.
Les répercussions potentielles sur la vie privée dépendraient alors des circonstances de chaque situation, ainsi que de la manière dont ces pouvoirs sont exercés par le CRTC et de la manière dont les entités réglementées répondent aux nouvelles obligations dans leur collecte et leur analyse des renseignements personnels. Dans ce contexte, il sera important de pleinement évaluer et atténuer ces répercussions avant l’imposition de ces conditions par le CRTC.
Le commissaire a recommandé que nous adoptions un amendement pour ajouter explicitement la protection de la vie privée en tant qu’objectif de la loi. Je conviens tout à fait que c’est le moins qu’on puisse faire. Avec ce projet de loi, le gouvernement nous demande essentiellement — comme je l’ai mentionné plus tôt — de lui faire confiance, plus particulièrement en ce qui concerne les pouvoirs du CRTC.
Le président du CRTC, M. Scott, a fait référence au processus de consultation qui aurait lieu après l’adoption du projet de loi. Il a souligné que ce processus jouerait un rôle central dans la détermination des meilleures façons dont les plateformes pourraient et devraient atteindre des résultats précis.
Pour ceux qui font totalement confiance aux grandes bureaucraties gouvernementales, tout cela semble merveilleux. Cependant, comme Monica Auer, directrice générale du Forum for Research and Policy in Communications du Canada, l’a dit dans son témoignage devant le comité sénatorial :
Pour ce qui est de la responsabilisation et de la transparence, le problème en ce moment avec le CRTC, c’est qu’il ne rend pas ses décisions publiques. Chaque année, il publie des dizaines de décisions que vous ne pouvez pas voir parce qu’il n’y a pas d’hyperlien et qu’elles ne sont pas rendues publiques. Lorsque nous disons que le CRTC est transparent, ce n’est tout simplement pas le cas. Il tient des audiences publiques sans témoins. Je suis désolée — vous avez été très aimables de m’inviter —, mais le CRTC choisit de ne pas inviter qui que ce soit à certaines audiences, y compris les transferts de propriété.
Je pense qu’un tel témoignage sur l’absence de transparence au CRTC devrait nous préoccuper tout autant que l’absence de transparence de la part des plateformes en ligne. Sinon, je ne sais pas ce qu’il nous faut pour nous inquiéter.
En fait, je suis tout à fait d’avis que les consommateurs canadiens ont droit à une plus grande transparence. Cependant, nous devons être conscients qu’en donnant au CRTC les pouvoirs proposés dans ce projet de loi, le seul résultat sera la manipulation d’algorithmes, comme l’a promis le président.
Pour bon nombre de ces plateformes, il n’y a tout simplement pas assez de surface d’écran pour obtenir ces résultats sans cette manipulation, même si elle est de nature passive. Par « passive », je me réfère au fait d’avoir un onglet ou un fichier qui compile le contenu canadien, par exemple. Le problème, c’est que ce n’est tout simplement pas matériellement possible sur certaines des plateformes dont nous parlons.
Chers collègues, si vous prenez un instant pour regarder une application telle qu’Instagram sur votre téléphone, vous verrez tout de suite ce que je veux dire. Ce genre de plateforme ou d’application n’est essentiellement qu’un fil de publications. La seule manière d’y promouvoir le contenu canadien, de garantir que le contenu canadien s’affiche dans le fil de l’utilisateur plus fréquemment que le contenu non canadien, consiste à manipuler l’algorithme. Le gouvernement et les partisans de ce projet de loi ont beau insister pour dire que le projet de loi ne changera rien aux algorithmes, pour bien des plateformes, c’est carrément inévitable.
C’est l’argument qu’ont fait valoir Jennifer Valentyne, Scott Benzie, Justin Tomchuk, Darcy Michael, Morghan Fortier, J.J. McCullough, Frédéric Bastien Forrest et tant d’autres témoins que le comité sénatorial a entendus.
De la façon dont le projet de loi est rédigé, une société d’État obligerait les plateformes à changer leurs stratégies pour s’attirer la fidélité des utilisateurs. De plus, nous nous ingérons dans la façon dont les créateurs canadiens de contenu numérique font des affaires. Nous nous mêlons de leur gagne-pain. Ils nous demandent de ne pas faire cela. Ils nous disent qu’ils s’en tirent déjà très bien et qu’ils méritent qu’on les laisse tranquilles.
(1510)
Comme l’a mentionné au comité sénatorial Morghan Fortier, présidente-directrice générale de Skyship Entertainment — possiblement l’exportateur de contenu canadien sur YouTube qui connaît le plus de succès —, si on touche à cela, c’est essentiellement comme si on touchait à la possibilité pour les stations de radio d’avoir accès aux informations sur les cotes d’écoute et de changer leurs listes de diffusion et leurs animateurs en conséquence.
J’irais même un peu plus loin. Ce serait comme si on disait à un libraire qu’il ne peut pas utiliser ses données sur les ventes ou la liste des best-sellers pour déterminer le nombre d’exemplaires d’un livre à commander ou qu’il n’a pas le droit de placer certains livres à tel ou tel endroit pour encourager les ventes.
La plupart des législateurs n’imagineraient pas de proposer un tel degré d’ingérence dans le marketing du secteur privé. Or, c’est exactement ce qui est proposé dans ce projet de loi.
Pourquoi ferions-nous cela? Pourquoi cherchons-nous à prêter des intentions à ces entreprises, comme si elles avaient des motifs cachés autres que de faire des affaires et tenter de faire des profits?
Pourquoi devrions-nous prêter de mauvaises intentions à ces plateformes dans la conduite de leurs affaires alors que nous ne le faisons pas pour d’autres entreprises comme les stations de radio et les librairies?
Avec tout le respect que je vous dois, chers collègues, le simple fait que nous ne comprenons pas leurs activités ne signifie pas qu’elles sont nécessairement mal intentionnées. Savez-vous ce que bon nombre de gens concernés par cette situation et qui suivent nos débats disent de nous — moi y compris —, en ce moment? « Fort bien, l’ancien. » Voilà la vérité.
Ce n’est pas un argument contre une plus grande transparence, mais plutôt en faveur d’une plus grande confiance envers les utilisateurs et les créateurs de ces plateformes — qui savent ce qu’ils veulent regarder, écouter ou faire connaître — et qui peuvent juger par eux-mêmes si ces plateformes répondent à leurs besoins. C’est un argument en faveur du choix du consommateur.
L’expérience vécue par le consommateur pâtira aussi du coût prohibitif de la réglementation du contenu généré par les utilisateurs comme le prévoit ce projet de loi. Non seulement ces plateformes refileront les coûts plus élevés aux consommateurs, mais dans certains cas, elles pourraient même se retirer complètement du marché canadien.
Si cela se produisait, savez-vous qui serait le plus durement touché au Canada? Les communautés de la diaspora, car ce sont fort probablement les petites plateformes — qui desservent ces communautés depuis l’étranger —, qui décideront qu’elles ne peuvent plus se permettre de faire affaire ici.
L’expérience du consommateur en souffrira aussi parce qu’il y aura une perte de confiance dans le système. Celui-ci verra de plus en plus de contenu qui ne correspond pas à ses goûts et à ses intérêts. Est-ce une perspective intéressante que d’être forcé à sortir de sa zone de confort?
Qui parmi nous souhaite être forcé à consommer quoi que ce soit? Cette méthode n’a jamais eu l’effet désiré ou recherché. Au contraire. Je dirais que le plus on tente d’imposer quelque chose à une personne ou à une société, plus on minera la confiance en ceux qui procèdent ainsi et moins les consommateurs seront enclins à apprécier ou à vouloir ce qu’on cherche à leur imposer. C’est un fait.
Chers collègues, cette façon de faire deviendra un problème pour les mêmes personnes que ce projet de loi est censé protéger et faire valoir : les artistes et les créateurs canadiens. Il se peut que de nombreux consommateurs rejettent carrément ce genre de contenu. Ils iront chercher ailleurs ce qui les intéresse, sans restriction. Ils se contenteront de cliquer pour faire disparaître le contenu qu’on cherche à leur imposer.
Voici ce que Justin Tomchuk, créateur sur YouTube, a déclaré au comité :
Le contenu canadien aura de mauvaises performances sur les plateformes, parce que l’auditoire n’y trouvera pas son intérêt. Vous pouvez forcer quelqu’un à présenter une vidéo, mais vous ne pouvez pas forcer les gens à la regarder. Les Canadiens cliqueront ailleurs et apprendront à éviter activement le contenu canadien.
Les gens iront cliquer sur le contenu pour s’en débarrasser.
C’est précisément ce que nous constatons actuellement chez les radiodiffuseurs conventionnels. Le nombre de téléspectateurs de la radiodiffusion traditionnelle a considérablement diminué parce que les consommateurs peuvent désormais choisir les émissions qu’ils vont regarder grâce à la diffusion en continu. Ils ne sont plus obligés de regarder les émissions qu’on leur impose. Ce n’est pas la faute des plateformes de diffusion en continu.
À un moment donné, les radiodiffuseurs conventionnels du Canada doivent accepter que le produit qu’ils offrent n’est pas attrayant pour un grand nombre de consommateurs. Il suffit de regarder les cotes d’écoute. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de bons produits canadiens qui sont offerts. C’est plutôt le contraire.
Les radiodiffuseurs conventionnels de ce pays se servent des événements sportifs locaux et des nouvelles locales pour satisfaire à une grande partie de leurs quotas de contenu canadien. Ils remplissent ensuite le reste de leurs quotas en rediffusant des émissions canadiennes qui sont également accessibles sur leurs services d’abonnement. Le reste de leur programmation est composée d’émissions souscrites des États-Unis que les consommateurs peuvent regarder de toute façon sur le réseau américain qui les a produites ou en ligne.
Chers collègues, le problème n’est pas que la culture canadienne ou les artistes canadiens ne soient pas assez bons. Le problème, c’est le modèle d’affaires actuel des radiodiffuseurs traditionnels.
M. Tomchuk a expliqué un autre risque que courraient les créateurs de contenu numérique canadiens si les algorithmes sont modifiés pour satisfaire aux exigences relatives au contenu canadien : si on fait la promotion du contenu en fonction d’un critère autre que celui du contenu que le consommateur veut ou pourrait aimer regarder selon ses habitudes précédentes, il cliquera sur le contenu, réalisera que ce n’est pas quelque chose qu’il veut regarder et passera rapidement à autre chose sans le regarder jusqu’au bout.
Ce comportement exercera une pression à la baisse sur le taux de fidélisation de l’audience de cette publication. Ce taux de fidélisation plus faible aura à son tour un effet négatif sur le classement mondial de la publication, entraînant ainsi une baisse de sa découvrabilité, laquelle fait référence à l’endroit où la publication apparaît sur la liste des suggestions qui nous sont faites sur des plateformes comme YouTube.
Ainsi, les artistes et les créateurs canadiens — qui connaissent un immense succès à l’échelle mondiale — verront ce succès grandement diminué. En substance, nous émoussons le succès mondial en échange d’un succès limité et paroissial chez nous.
Comme le disait un récent éditorial du Financial Post :
Même si le projet de loi C-11 les aide à obtenir un peu plus de succès ici au pays, et rien ne le garantit, cela pourrait nuire à tout succès qu’ils pourraient espérer au-delà des frontières du Canada.
Chers collègues, le monde est vaste.
Ce phénomène sera d’autant plus exacerbé par la menace du protectionnisme mondial. Aucune autre démocratie occidentale au monde ne réglemente le contenu généré par les utilisateurs de la manière proposée par le projet de loi C-11. Cependant, d’autres pays observent de près ce que nous nous apprêtons à faire ici.
Il ne fait aucun doute que si nous adoptons cette loi, sans en retirer le contenu généré par l’utilisateur, d’autres pays répondront par des lois protectionnistes semblables. Tout le succès et les débouchés dont nos artistes et créateurs ont bénéficié — grâce au monde sans frontière que leur a ouvert l’avènement de l’Internet — disparaîtront.
Pourquoi? Et à quel prix?
Aurons-nous sauvé la culture canadienne ou l’aurons-nous simplement rendue plus insulaire et rendu les créateurs plus dépendants des subventions et d’un système de gardiens choisissant une fois de plus les gagnants et les perdants? Aurons-nous donné plus de visibilité aux voix sous-représentées ou aurons-nous simplement érigé des barrières là où il n’y en a actuellement pas?
[Français]
Je veux m’attarder à l’impact du projet de loi C-11 sur les créateurs francophones.
Avec les plateformes traditionnelles canadiennes de radiodiffusion, les artistes francophones ont un auditoire limité. Ils rejoignent les francophones du Canada, en vaste majorité au Québec. Cependant, Internet est venu bouleverser cela. Des plateformes comme YouTube ou Instagram leur donnent une portée planétaire. Pensez aux succès de Damien Robitaille sur YouTube ou Twitter pendant la pandémie. Des dizaines de milliers de personnes qui ne parlent pas un mot de français et qui ne songeraient jamais à écouter un radiodiffuseur francophone ont vu ses clips musicaux.
Il est évident qu’il faut s’assurer non seulement que les cultures québécoise, acadienne, franco-ontarienne ou autre survivent, mais qu’elles s’épanouissent. Par contre, on fait fausse route en pensant que les plateformes numériques ne représentent qu’une menace pour les francophones du Canada et qu’il faut les combattre et réduire leur portée.
Internet représente la liberté, la liberté pour un Québécois d’écouter de la musique du Burkina Faso, et la liberté pour un Libanais d’écouter La Bottine souriante pour les fêtes du Nouvel An. Le gouvernement doit être très prudent, car il serait contre-productif pour la culture canadienne de vouloir ériger des barrières tout autour. De toute façon, c’est illusoire de penser que cela fonctionnerait.
Comme Québécois, je comprends très bien que nos artistes et créateurs vivent une autre réalité et ont des défis différents de ceux de leurs collègues anglophones. J’appuie sans réserve le principe selon lequel le gouvernement fédéral doit jouer un rôle dans la promotion de la culture canadienne et doit faire en sorte que les plateformes numériques deviennent un tremplin pour les artistes et créateurs canadiens, particulièrement les francophones.
Malheureusement, je ne crois pas que le projet de loi C-11 soit l’outil nécessaire, et je cite Frédéric Bastien Forrest, un youtubeur :
Donc, si on veut vraiment prioriser la culture d’ici — québécoise, canadienne, montréalaise et francophone —, je me concentrerais à permettre à ceux qui utilisent déjà ces plateformes de devenir meilleurs et d’avoir plus de valeur de production à l’antenne.
[Traduction]
Ces plateformes semblent comprendre qu’elles doivent contribuer à l’écosystème culturel canadien pour pouvoir faire des affaires dans notre pays.
Une des modifications proposées stipule clairement que si le contenu d’une plateforme ne respecte pas les critères en matière de découvrabilité, par exemple, la plateforme elle-même serait toujours assujettie au pouvoir de rendre des ordonnances du CRTC concernant les dépenses exigées afin d’appuyer la culture canadienne, conformément à l’article 11.1. Cela répondrait ainsi aux préoccupations des parties prenantes de l’industrie concernant le fait que les plateformes qui ne diffusent que des extraits de musique et non de la musique commerciale diffusée intégralement pourraient trouver un moyen d’éviter de contribuer à l’écosystème.
(1520)
Au comité, la sénatrice Simons a soulevé des préoccupations au sujet de la nécessité d’inclure l’article 4 afin d’empêcher que les grandes compagnies de disques n’utilisent par exemple YouTube pour diffuser de la musique en continu sans verser de redevances aux artistes. Il a toutefois été clairement établi au comité que ce n’est pas le cas. Il existe déjà des mesures de protection à cet effet.
Les maisons de disques ne peuvent partager que la musique des artistes qu’elles représentent. Sinon, il s’agirait d’une violation des droits d’auteur, que ce soit sur YouTube ou autrement. De plus, lorsque les maisons de disques partagent de la musique de leurs propres artistes sur YouTube ou d’autres plateformes, elles doivent verser des redevances à ces artistes conformément à leurs contrats respectifs. Et si elles enfreignent leurs obligations contractuelles envers ces artistes, cela ne concerne pas le projet de loi C-11.
En ce qui concerne notre culture et nos histoires, le sénateur Dawson a déclaré que c’est l’occasion de nous poser de grandes questions sur notre manière d’être en tant que Canadiens et sur la façon dont nous voulons les définir. Il a parfaitement raison.
Voici ce qu’il a dit :
Pendant plus de 50 ans, la Loi sur la radiodiffusion nous a permis de faire connaître nos histoires. C’est ainsi que nous avons développé notre riche culture canadienne, que nous avons forgé notre identité canadienne et que nous avons porté les voix canadiennes dans le monde. Nous voulons poursuivre sur cette voie, et nous devons donc reconnaître que les temps ont changé.
Je suis totalement d’accord avec vous, sénateur Dawson. Le problème, c’est que le projet de loi ne tient pas compte du fait que les temps ont changé. Il cherche, au contraire, à recréer et à faire revivre un système qui est clairement moribond, comme on le voit quand on regarde du côté des diffuseurs traditionnels — sinon, nous n’aurions pas le débat actuel —, mais c’est carrément impossible.
On parle d’un système de réglementation et de diffusion qui est en déclin, et ce n’est pas parce que le talent canadien et la culture canadienne sont en déclin. Au contraire : les industries canadiennes de la création et du divertissement sont plus dynamiques que jamais. C’est le vieux système de diffusion qui est moribond, tout comme son financement, assurément. Sans ce pilier, je doute qu’il puisse survivre.
L’ancien système réglementaire fonctionnait bien dans une certaine mesure parce qu’il était conçu pour des diffuseurs conventionnels dont les activités s’arrêtaient, en général, aux frontières du pays. Il a été conçu dans les années 1970; il a maintenant fait son temps et n’est plus utile.
Il n’est certainement pas nécessaire lorsqu’il s’agit de créateurs de contenu numérique et de contenu généré par les utilisateurs. Ce sont les créateurs eux-mêmes qui nous le disent. Ils nous supplient de ne pas leur imposer l’ancien régime réglementaire. Ils nous montrent que, contrairement à la radiodiffusion conventionnelle, ils n’ont pas besoin de nous. En fait, ils ne veulent même pas de nous. Ce dont ils ont besoin, c’est que nous ne nous mêlions pas de leurs affaires. Ils nous implorent de constater leur succès et de reconnaître que ce succès est le résultat de la production d’un contenu de qualité, intéressant et innovant que les gens veulent voir et entendre.
En laissant le contenu généré par les utilisateurs dans le projet de loi, nous déclarons qu’à notre avis, les créateurs canadiens sont incapables de réussir par eux-mêmes. Nous insinuons que ce qu’ils produisent n’est pas intéressant en soi et qu’ils ne réussiront pas sans notre intervention, en particulier les créateurs marginalisés et sous-représentés comme les autochtones, les personnes noires et de couleur et les artistes et créateurs francophones.
Franchement, c’est non seulement décourageant pour ces créateurs, mais aussi extrêmement paternaliste.
Si nous voulons réellement lever les barrières auxquelles font face les Canadiens mal servis et marginalisés, nous devrions commencer par garantir un accès égal à des services Internet fiables partout au Canada, surtout dans les collectivités du Nord qui sont actuellement mal desservies.
Nous devrions aussi examiner comment contribuer à informer les artistes et les créateurs sur la manière de produire du contenu de qualité et de le téléverser eux-mêmes. En fait, les dirigeants des plateformes qui sont presque considérées comme l’œuvre du diable pour leurs algorithmes, leur code source et leur supposé manque de transparence ont affirmé dans leurs témoignages qu’ils mettent en place des programmes de formation accélérée afin d’aider les artistes et les créateurs émergents à acquérir ce type de compétences.
À titre d’exemple, le 3 octobre 2022, Google a annoncé un investissement de 2,7 millions de dollars pour promouvoir l’autonomie des peuples autochtones au Canada, réduire l’écart sur le plan des aptitudes et de l’éducation entre les Autochtones et les non-Autochtones, et aider les travailleurs autochtones à la recherche d’un emploi à se recycler dans les nouvelles technologies. Évidemment, ce n’est qu’un exemple, mais nous devons continuer de promouvoir d’autres initiatives semblables.
Encore une fois, chers collègues, les créateurs eux-mêmes nous ont dit maintes fois que la meilleure chose que nous puissions faire est de faire ce qu’il faut pour enlever les barrières que les artistes et les créateurs des communautés autochtones, noires et de couleur, francophones et sous-représentées au Canada doivent franchir pour faire connaître leur art et leurs œuvres. Autrement dit, nous devons leur laisser la voie libre.
En ce qui concerne le projet de loi C-11, je crains que s’il est adopté dans sa version actuelle, il y ait un risque que nous leur barrions carrément la route. Ce serait terrible.
Je crois qu’il est utile de rappeler les observations du sénateur Dawson, qui a dit que la loi devait fournir des directives claires. Je suis désolé de vous citer trop souvent dans mon discours, sénateur Dawson. Je suis d’accord avec vous dans la mesure où j’estime qu’il est absolument nécessaire de modifier ce projet de loi de manière à ce qu’il soit tout à fait clair que le contenu généré par les utilisateurs n’est pas visé. C’est tout ce que nous avons à faire. Veillons à ce que cela ne fasse aucun doute pour personne, surtout pour ceux qui devront mettre en œuvre ces mesures et voir à leur application. Par ailleurs, j’implore les membres du Comité des transports et des communications de discuter de la meilleure façon d’y parvenir. Nous devons le faire.
Si la majorité des témoins qui ont comparu devant notre comité s’entendent sur une chose, c’est l’importance de faire ce dont je viens de parler.
Cela m’amène à parler de l’une des raisons principales pour lesquelles ce projet de loi a été présenté, soit l’idée selon laquelle les entreprises de diffusion en continu étrangère qui agissent comme des radiodiffuseurs doivent payer leur juste part en fonction des profits qu’ils génèrent sur le marché canadien. Ces entreprises comprennent notamment Netflix, Disney+ et Prime Video, pour ne nommer que celles-là.
C’est à cet égard que j’ai un peu moins de réserves par rapport aux propositions du gouvernement, mais j’ai quand même quelques craintes.
Ce qui est intéressant, selon moi du moins, c’est que notre comité a entendu plusieurs témoins qui, même s’ils sont favorables au projet de loi C-11, ont tout de même demandé certains amendements. C’est très révélateur quand même les partisans d’un projet de loi se déplacent pour venir témoigner sur la Colline du Parlement afin de demander des amendements. Nous l’avons vu lors de l’étude d’autres projets de loi récents où il est loin d’être évident que le gouvernement a tenu compte de ce que les gens avaient à dire avant de présenter des dispositions législatives ou qu’il a pris la peine de mener des consultations adéquates.
La bonne nouvelle est que nous sommes ici pour corriger le tir et améliorer ce projet de loi bancal. Comme le sénateur Dawson l’a dit, nous avons une occasion à saisir. Je suis entièrement d’accord qu’il faut profiter de cette possibilité qui s’offre à nous.
Comme je l’ai mentionné précédemment — en toute honnêteté —, s’il a fallu autant de temps au projet de loi et à son prédécesseur, le projet de loi C-10, pour franchir les étapes du processus parlementaire, la faute revient principalement au gouvernement. Peu importe le temps qui s’est écoulé avant qu’il se retrouve entre nos mains, prendre un peu plus de temps pour l’améliorer n’entraînera pas le scénario apocalyptique imaginé par le gouvernement.
Or, le ministre responsable de ce dossier, le ministre Pablo Rodriguez, essaie de nous faire croire que les délais font perdre de l’argent, invoquant une manne imaginaire de 1 milliard de dollars. Si je choisis d’utiliser le mot imaginaire, c’est bien parce que ni le ministre ni son ministère n’ont réussi à fournir la documentation qui démontre la source de cette somme d’argent.
En passant, j’ai posé la question à d’innombrables témoins devant le comité, et ils n’ont pas plus été en mesure de me répondre.
Quoi qu’il en soit, je comprends que l’ensemble de l’industrie attend ce projet de loi, mais j’ai confiance qu’avec le temps, tous les membres de l’industrie et les consommateurs se réjouiront que nous ayons pris le temps de voir à ce que tout changement apporté à la Loi sur la radiodiffusion puisse résister à l’épreuve du temps ou, comme l’a souligné le sénateur Dawson, s’adapter à Internet qui est en constante évolution.
Je tiens à revenir, à ce sujet, sur une affirmation faite par le ministre Rodriguez et reprise par le sénateur Dawson, à propos des supposées pertes financières du secteur de la diffusion. Il est vrai, en effet, que les diffuseurs conventionnels perdent des revenus et que, du même coup, des entités comme le Fonds des médias du Canada reçoivent moins d’argent qu’auparavant. Cela dit, l’idée selon laquelle les diffuseurs en ligne étrangers ne paient pas leur juste part n’est pas tout à fait exacte. Bien que les fonds ne soient pas directement versés dans les caisses centralisées que notre système actuel soutient et dont il force les artistes et les créateurs à dépendre, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’argent pour les artistes et les créateurs canadiens. Au contraire, comme une partie de l’argent n’est plus versée aux gardiens qui choisissent les gagnants et les perdants, on pourrait faire valoir qu’il y a actuellement plus d’argent pour les artistes et les créateurs canadiens eux-mêmes.
Le comité a entendu le témoignage de Wendy Noss, qui représentait la Motion Picture Association, ou MPA, laquelle regroupe des entreprises comme Disney, NBCUniversal, Netflix, Paramount, Sony, Warner Bros et Discovery.
En 2021, la Motion Picture Association a dépensé plus de 5 milliards de dollars à l’échelle du Canada, ce qui représente plus de la moitié de la production au pays et 90 % de la croissance du secteur au cours de la dernière décennie. Elle a embauché, formé et offert des débouchés à 200 000 travailleurs dans le domaine de la création comptant parmi les plus talentueux du Canada et elle a soutenu plus de 47 000 entreprises canadiennes.
Cela dépasse tellement l’empreinte d’une société soutenue par l’État comme CBC/Radio-Canada que nous devrions nous arrêter à y réfléchir.
Cependant, malgré l’impressionnante empreinte économique que ces entreprises ont au Canada, nous leur demandons de payer davantage pour notre système paternaliste qui soutient les entreprises canadiennes. Pendant ce temps, les radiodiffuseurs canadiens qui cotisent à ces cagnottes obligatoires en tirent des avantages et des protections que les diffuseurs étrangers n’auront pas selon ce projet de loi. Ils devront donc cotiser à ces cagnottes sans bénéficier des mêmes avantages et protections. En quoi cela est-il juste ou équitable?
(1530)
Il y a aussi le problème que pose la définition désuète de ce qui constitue du contenu canadien — une définition perpétuée dans le projet de loi. Ce problème est de deux ordres pour les entreprises étrangères de la diffusion en continu. D’abord, les entreprises mondiales visent un public international, et non seulement un marché national captif. Contrairement aux radiodiffuseurs traditionnels qui ont l’avantage de pouvoir utiliser les émissions locales de sport et de nouvelles pour respecter les exigences minimales de contenu canadien, ces entreprises ne le peuvent pas.
Ensuite, on ne reconnaît tout simplement pas les investissements qu’elles font pour soutenir les histoires canadiennes et les artistes d’ici. L’exemple de La servante écarlate est souvent soulevé. Cette production a été tournée à Toronto, et l’histoire se déroule en partie et même surtout dans cette ville. Elle emploie des Canadiens et elle est basée sur le roman d’une célèbre auteure canadienne. Or, elle n’est pas considérée comme du contenu canadien parce que le propriétaire de la maison de production, l’investisseur, n’est pas canadien.
Cet exemple est loin d’être le seul. C’est le produit des règles désuètes sur le contenu canadien.
Pensez-y, il ne suffit pas qu’une entreprise étrangère de production ou de diffusion continue soit prête à investir des millions de dollars pour raconter des histoires canadiennes et à embaucher beaucoup d’artistes, de scénaristes, d’acteurs, de producteurs, de réalisateurs, de cadreurs et de techniciens de l’audio canadiens, encore faut-il qu’elle soit prête à céder les droits de propriété du produit. Il y a aussi l’argent que de telles entreprises injectent souvent dans l’économie des villes et des villages du pays, dans nos infrastructures et dans nos hôtels, entre autres. Or, le gouvernement canadien a le culot de dire que cette mesure législative est justifiée sous prétexte qu’elle vise à protéger et à promouvoir la culture et les artistes canadiens.
Chers collègues, les artistes canadiens n’ont jamais eu autant de travail, et c’est grâce aux nouvelles plateformes et aux nouveaux débouchés qui leur sont offerts. Ce n’est pas grâce aux radiodiffuseurs traditionnels.
Le projet de loi vise uniquement à protéger les gros joueurs des secteurs canadiens de la télévision et du cinéma qui avaient l’habitude de mener la barque dans l’ancien système et qui veulent que rien ne change dans le nouveau système moderne. C’est ce qui me dérange le plus à propos de cette partie du projet de loi. Je ne suggère pas que nous donnions les clés du pays aux entreprises de diffusion en continu, en les laissant faire des affaires en or ici sans en faire profiter les Canadiens. Cependant, j’aimerais que le gouvernement et les partisans du projet de loi soient tout aussi clairs sur ce que ce dernier protège vraiment, soit le statu quo et les gens qui travaillent dans les grands bureaux de Bell Média, Rogers et Québecor. Il faut appeler un chat un chat. Le projet de loi ne tient pas du tout compte du fait que les talents canadiens désirent travailler avec les meilleurs producteurs, scénaristes, acteurs et chanteurs au monde, ni du fait que les meilleurs au monde désirent travailler et collaborer avec les Canadiens qui sont les meilleurs dans leur domaine, des chefs de file. Les entreprises étrangères sont prêtes à payer pour cela.
Pourtant, nous disons que ce n’est pas suffisant. Il faut payer davantage, et on ne peut pas profiter des fonds qu’on verse.
Chers collègues, cela n’a pas de sens — mais cela en aura encore moins si nous ne profitons pas de cette occasion pour remédier au problème, surtout si nous continuons de dire que nous faisons tout cela au nom de la protection et de la promotion des histoires et des talents canadiens. Nous devons être équitables, et une grande partie du contenu de ce projet de loi ne l’est pas.
Ce manque d’équité peut également avoir de graves conséquences commerciales dans d’autres secteurs pour le Canada. L’ancien président du CRTC, Konrad von Finckenstein, et d’autres témoins ont été très clairs à ce sujet lorsqu’ils ont comparu devant notre comité. Il a déclaré :
En vertu de l’Accord Canada—États-Unis—Mexique, ou ACEUM, ces restrictions, bien qu’elles soient visées par l’exception relative à l’industrie culturelle et donc techniquement acceptées, permettent à nos partenaires de prendre des mesures de représailles dont l’effet commercial est équivalent. Comme la plupart des diffuseurs de contenu se trouvent aux États-Unis, on peut s’attendre à ce que cela se produise.
Ce sont-là des questions sérieuses que le gouvernement a manifestement ignorées. Le parrain du gouvernement et tous les partisans de ce projet de loi à la Chambre parlent avec éloquence de l’urgente nécessité de moderniser la loi afin de tenir compte des réalités de l’ère numérique, mais je ne vois nulle part une pensée moderne ou quoi que ce soit qui montre que le gouvernement est sorti des sentiers battus et des habitudes traditionnelles en matière de radiodiffusion.
Ce projet de loi est un prolongement d’une loi sur la radiodiffusion qui est déjà vieille de 50 ans. Ce que je vois, c’est un tas de descriptions romanesques de ce qui, selon nous, fonctionnait si bien à l’époque de la radiodiffusion et de la télédiffusion conventionnelles, et une tentative d’appliquer cette approche à Internet. Chers collègues, cela ne fonctionne pas. Mes enfants me disent constamment que c’est incompatible et, bien franchement, cela dépasse le cadre de la loi.
On ne laisse aucune place à la flexibilité. Le sénateur Dawson a dit que la loi en a besoin pour pouvoir s’adapter à mesure que le paysage numérique continue d’évoluer. Une grande partie du projet de loi C-11 repose sur des principes qui, comme je l’ai dit, datent d’il y a 50 ans. Ces principes ne s’appliquent plus. Il suffit de regarder la manière dont les milléniaux publient et consomment l’information comparativement à un vieil homme comme moi.
Où est l’incitatif, dans ce projet de loi, pour que les diffuseurs conventionnels adaptent leur modèle d’affaires à la réalité de l’ère numérique? Je sais qu’au cours de la dernière décennie, Radio‑Canada a dépensé des millions de dollars des deniers publics pour tenter de moderniser sa capacité numérique. Pourquoi, croyez-vous? Parce que la société réalise que son modèle ne fonctionne plus. L’empreinte numérique de Québecor prend de l’expansion à une vitesse phénoménale. Pourquoi, croyez-vous? Parce que la société réalise que son modèle d’affaires ne fonctionne plus.
Cela me rappelle vraiment les combats que certains ont menés lorsque les services de covoiturage ont commencé à gagner en popularité. L’industrie du taxi était, à juste titre, mécontente. Nous nous en souvenons tous. Les propriétaires de taxi croulaient sous la réglementation concernant leurs véhicules, leurs chauffeurs et les permis de taxi, mais comme les nouveaux services de covoiturage n’avaient pas à subir cette lourdeur administrative, ils ont pu facilement envahir le marché et arracher des clients aux taxis. Les chauffeurs et les propriétaires étaient mécontents. Je les comprends. Ils voulaient que tout le monde joue selon les mêmes règles, mais, en vérité, il fallait aussi que l’industrie du taxi s’adapte, tout comme les services de covoiturage d’ailleurs. Pendant longtemps, j’ai refusé d’utiliser les services d’Uber, mais ce n’est pas le cas de la majorité. Les milléniaux ont changé nos habitudes.
Certainement, des exigences réglementaires raisonnables ont été imposées aux services de covoiturage, en particulier en ce qui concerne la sécurité des passagers, mais les compagnies de taxis ont dû accepter que leur modèle d’affaires était devenu désuet et qu’elles devaient le changer si elles voulaient demeurer concurrentielles.
Chers collègues, l’industrie du taxi a dû changer sa façon de faire; ce n’est pas l’industrie fondée sur une nouvelle technologie qui a dû reprendre l’ancien modèle. C’est pour cette raison que, aujourd’hui, la plupart des compagnies de taxis utilisent des applications qui fonctionnent comme celles des services de covoiturage. Cela donne plus de choix et de flexibilité au consommateur, ne serait-ce que dans la façon de payer sa course. Le monde a changé. Même moi j’utilise maintenant une application pour accéder à ce type de service.
Je vois malheureusement très peu de ce type d’acceptation de la réalité numérique et de concessions mutuelles dans le projet de loi.
Si nous adoptons le projet de loi, la liberté de choix et la protection des consommateurs seront inévitablement réduites, mais Ottawa a toujours eu l’habitude de prendre la défense des géants. Nous en avons encore une fois un exemple. Le projet de loi à l’étude ne vise pas à défendre les milléniaux. Il ne vise pas à protéger les nouvelles plateformes de l’ère numérique. Il ne vise pas non plus à donner plus de choix à la population à un meilleur coût. Ce ne sont pas ses objectifs. Son objectif est de protéger certains géants avec lesquels nous avons tous des affinités, mais le monde est en train de basculer sous leurs pieds. En tant que législateurs, je ne crois pas que nous pouvons rester les bras croisés et laisser ce basculement s’opérer sans rien faire.
J’ose espérer que de nombreux membres de notre comité verront les choses de la même façon, compte tenu des témoignages extrêmement convaincants que nous avons entendus jusqu’à présent dans le cadre de l’étude préliminaire. Ce projet de loi renferme beaucoup de bonnes choses. Je crois qu’à mesure que nous nous adaptons à la réalité de la diffusion continue en ligne, nous ne devons pas compromettre nos valeurs, notre culture et notre identité en permettant à des diffuseurs étrangers d’exercer leurs activités au Canada. Je ne pense pas que quiconque ici y soit diamétralement opposé. Cependant, comme je l’ai souligné, je pense qu’il y a du travail à faire pour parvenir à nos objectifs de manière équitable, sans compromettre le choix des consommateurs et l’abordabilité.
Là où je pense que le bât blesse le plus, c’est au niveau du manque de clarté concernant l’inclusion du contenu généré par les utilisateurs. Là encore, je suis persuadé que nous pouvons faire ce qu’il faut de manière équitable, sans sacrifier l’immense réussite d’un grand nombre de créateurs de contenu numérique canadiens qui en bénéficient tant ici qu’à l’étranger, et sans compromettre le choix des consommateurs et l’abordabilité, ce qui est fondamental. J’ose espérer que notre comité enverra un message fort au gouvernement et votera pour corriger les lacunes de ce projet de loi et l’approuver dans son ensemble. Nous avons attendu des décennies pour nous pencher sur la Loi sur la radiodiffusion, et nous avons enfin l’occasion de la corriger de manière non partisane et transparente, car au bout du compte, de nombreux témoins ont comparu devant notre comité et très peu d’entre eux estimaient que le projet de loi était satisfaisant tel quel. Même ceux qui appuient le principe du projet de loi, ce qui n’est pas mon cas — et j’ai toujours été clair à ce sujet —, ont toute une liste de correctifs à apporter à celui-ci.
Chers collègues, 8 milliards de diffusions en continu de musique ou de balados canadiennes sont exportées chaque mois sur Spotify. Les neuf principaux marchés étrangers pour les artistes canadiens fournissent 7,2 diffusions en continu de contenu canadien pour chaque habitant de notre pays. La diffusion en continu génère des revenus records pour les entreprises telles que Spotify, les maisons de disques et les partenaires d’édition musicale, qui représentent maintenant 77,9 % du marché de la musique enregistrée au Canada.
(1540)
Les youtubeurs canadiens comptent parmi les plus prospères au monde. J’ai rencontré de hauts dirigeants de YouTube et j’ai examiné les statistiques. Par habitant, le Canada se distingue nettement, comme nous le faisons dans tout ce que nous entreprenons d’ailleurs.
Les créateurs de contenu, les artistes, les acteurs et les producteurs jouissent d’avantages comme nous n’en avions jamais vu auparavant. Cela dit, chers collègues, il faut les encourager. Nous devons veiller à ce que les modifications à la Loi sur la radiodiffusion tiennent compte de la nouvelle réalité, de la manière dont les millénariaux choisissent de consommer et de publier l’information à l’échelle de la planète. Nous ne pouvons faire obstacle à cela pour tenter de protéger une industrie de la radiodiffusion traditionnelle qui se meurt.
Voilà, chers collègues. Je suis heureux d’avoir eu l’occasion de m’exprimer et je demande le vote à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi C-11.
Le sénateur Plett : Bravo!
Des voix : Le vote!
Son Honneur la Présidente intérimaire : Les sénateurs sont-ils prêts à se prononcer?
L’honorable sénateur Dawson, avec l’appui de l’honorable sénatrice Bovey, propose que le projet de loi soit lu pour la deuxième fois. Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?
Des voix : Oui.
Des voix : Non.
Son Honneur la Présidente intérimaire : Que les sénateurs qui sont en faveur de la motion veuillent bien dire oui.
Des voix : Oui.
Son Honneur la Présidente intérimaire : Que les sénateurs qui sont contre la motion veuillent bien dire non.
Des voix : Non.
Son Honneur la Présidente intérimaire : À mon avis, les oui l’emportent.
Et deux honorables sénateurs s’étant levés :
Son Honneur la Présidente intérimaire : Je vois deux sénateurs se lever. Y a-t-il entente au sujet de la sonnerie?
Une voix : Non. Une heure.
Son Honneur la Présidente intérimaire : Le vote aura lieu à 16 h 41. Convoquez les sénateurs.
(1640)
La motion, mise aux voix, est adoptée et le projet de loi est lu pour la deuxième fois :
POUR
Les honorables sénateurs
Anderson | Gignac |
Arnot | Gold |
Audette | Harder |
Bellemare | Hartling |
Boehm | Klyne |
Boniface | LaBoucane-Benson |
Busson | Loffreda |
Campbell | Lovelace Nicholas |
Christmas | Marwah |
Clement | McPhedran |
Cordy | Mégie |
Cormier | Miville-Dechêne |
Cotter | Moncion |
Coyle | Omidvar |
Dalphond | Pate |
Dasko | Petitclerc |
Dawson | Ravalia |
Deacon (Nouvelle-Écosse) | Ringuette |
Deacon (Ontario) | Saint-Germain |
Duncan | Shugart |
Dupuis | Simons |
Francis | Sorensen |
Gagné | Woo |
Galvez | Yussuff—49 |
Gerba |
CONTRE
Les honorables sénateurs
Batters | Patterson |
Black | Plett |
Boisvenu | Richards |
Carignan | Seidman |
Dagenais | Smith |
Greene | Tannas |
Housakos | Verner |
Manning | Wallin |
Marshall | Wells—19 |
Mockler |
ABSTENTIONS
Les honorables sénateurs
Aucun
Son Honneur le Président : Honorables sénateurs, quand lirons-nous le projet de loi pour la troisième fois?
(Sur la motion du sénateur Dawson, le projet de loi est renvoyé au Comité sénatorial permanent des transports et des communications.)
[Français]
La Loi sur l’assurance-emploi
Le Règlement sur l’assurance-emploi
Projet de loi modificatif—Troisième lecture—Motion d’amendement—Suite du débat
L’ordre du jour appelle :
Reprise du débat sur la motion de l’honorable sénatrice Duncan, appuyée par l’honorable sénatrice Clement, tendant à la troisième lecture du projet de loi S-236, Loi modifiant la Loi sur l’assurance-emploi et le Règlement sur l’assurance-emploi (Île-du-Prince-Édouard), tel que modifié.
Et sur la motion d’amendement de l’honorable sénatrice Ringuette, appuyée par l’honorable sénatrice Petitclerc,
Que le projet de loi S-236, Loi modifiant la Loi sur l’assurance-emploi et le Règlement sur l’assurance-emploi (Île-du-Prince-Édouard), tel que modifié, ne soit pas maintenant lu pour une troisième fois, mais qu’il soit renvoyé de nouveau au Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts afin qu’il entende le directeur parlementaire du budget concernant le rapport sur les effets budgétaires de ce projet de loi préparé par son bureau;
Que le comité fasse rapport au Sénat au plus tard le 15 novembre 2022.
L’honorable Diane Bellemare : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour donner mon appui à l’amendement. Je serai assez brève; j’avais préparé un discours comme celui de la sénatrice Ringuette, mais j’ai trouvé le sien très convaincant.
D’abord, je voudrais dire que je comprends très bien l’objectif du projet de loi S-236 et que je comprends pourquoi plusieurs sénateurs l’ont appuyé. L’existence de deux régions pour l’Île-du-Prince-Édouard est une anomalie qui date de 2014. Avant cette date, il n’y avait qu’une seule région pour cette province. Dans le contexte des travaux entourant l’étude de ce projet de loi, plusieurs ont dit que la création de ces deux régions résultait de démarches entreprises par certaines personnes à l’autre endroit. C’est la raison pour laquelle on aurait divisé l’Île-du-Prince-Édouard en deux régions.
Plusieurs ont évoqué cette anomalie. Il semblerait, selon le commissaire des travailleurs et travailleuses, que quatre régions ont été créées à ce moment-là, et ce, de façon assez spontanée et arbitraire. Je comprends pourquoi plusieurs sénateurs souhaitent mettre fin à cette anomalie de double région.
(1650)
Pourquoi? Parce que cela crée toutes sortes d’incongruités et d’iniquités. Comme vous le savez, comme un chômeur reçoit des prestations en fonction de son lieu de résidence, deux chômeurs de la même entreprise, mais qui résident dans l’une ou l’autre des régions pourraient avoir droit à des montants différents pour des semaines différentes. Il y a donc matière à réflexion et il faut changer les choses.
Toutefois, je suis plutôt d’accord avec ce que la sénatrice Simons a dit au comité, soit que ce n’est pas vraiment le rôle du Sénat de faire de la microgestion. D’une certaine façon, cela demeure de la microgestion d’amender l’annexe de la Loi sur l’assurance-emploi, et ce n’est pas à nous de le faire. On peut souligner des anomalies, mais ce n’est pas à nous de le faire; c’est vraiment au gouvernement de faire ces changements.
Je suis également très sensible aux propos de la sénatrice Ringuette, qui a éloquemment affirmé, à la suite de la publication du rapport du Bureau du directeur parlementaire du budget (DPB), que celui-ci a calculé que le fait de fusionner les deux régions entraînerait une perte de 76,6 millions de dollars entre les exercices 2021-2022 et 2025-2026. Cela représente beaucoup d’argent que les gens de l’Île-du-Prince-Édouard ne recevraient pas, selon le Bureau du directeur parlementaire du budget. Je suis donc sensible à cet argument.
Troisièmement, le gouvernement veut faire une réforme de l’assurance-emploi. Elle est en cours et elle devrait être substantielle. Ce serait à ce moment-là, je crois, la bonne manière de corriger l’anomalie et de revoir la complexité du régime actuel. En effet, il ne faut pas se mettre la tête dans le sable : le régime actuel de l’assurance-emploi est d’une complexité inouïe.
Il y a 66 régions au Canada et, selon la région où l’on se trouve et le taux de chômage qui y est associé, chaque personne a des semaines différentes pour devenir admissible à l’assurance-emploi. Une fois que l’on y est admissible, la durée des prestations est également différente. Il y a des tableaux qui contiennent 29 lignes et 11 colonnes. Cela signifie qu’il y a plus de 400 cases possibles qui peuvent s’appliquer à un Canadien en matière d’assurance-emploi; il faut donc corriger cela.
Je ne connais aucun pays qui fait de la région un critère d’admissibilité. Dans certains pays, l’âge et le revenu peuvent servir de critères d’admissibilité aux prestations d’assurance-emploi, mais jamais la région.
En fait, ce qu’il faut se rappeler, c’est que tout le régime que nous avons est issu d’une réforme qui a eu lieu en 1976, la réforme Axworthy, qui a eu de bons et de moins bons résultats. À l’époque, ce qu’il faut dire, c’est que l’assurance-emploi visait principalement à gérer le chômage. On se trouvait à une période, dans les années 1990 — et je le rappelle, parce que c’est important de le rappeler — où la politique monétaire avait un impact immense sur le taux d’activité au Canada. La politique monétaire fonctionnait comme aujourd’hui, avec des ententes, et elle visait une fourchette de taux d’intérêt, mais sa cible à l’époque était le taux de chômage naturel.
On avait tellement peur de l’inflation et des anticipations inflationnistes qu’à la Banque du Canada, le radar était le taux de chômage non accélérationniste de l’inflation, qui était évalué à 8 % pour le Canada dans son ensemble. C’était le taux à partir duquel les taux d’intérêt augmentaient. Quand le taux s’approchait du taux naturel de 8 %, la Banque du Canada resserrait sa politique monétaire. De plus, rappelez-vous que les taux hypothécaires étaient très élevés à ce moment-là.
Lorsqu’on a un taux de chômage de 8 % et que c’est celui que l’on veut atteindre, imaginez le taux de chômage dans certaines régions. Il peut devenir très élevé dans les Maritimes et être plus faible ailleurs. Il y avait des disparités régionales très importantes et il y en a toujours.
Aujourd’hui, le problème est différent pour plusieurs raisons, dont le vieillissement de la population qui est inéluctable. Même s’il y a une récession actuellement, il y aura une augmentation du taux de chômage, mais ce dernier sera probablement plus faible qu’il l’aurait été par le passé en raison du vieillissement de la population. Donc, une récession amènera des retraites plus rapides et le taux de chômage total augmentera, mais il n’augmentera pas aussi fortement que par le passé.
Aujourd’hui, avec les changements technologiques qui sont rapides, avec les gens qui changent souvent d’emploi — et je le répète, avec le vieillissement de la population —, nous vivons une ère de pénurie de main-d’œuvre. À cet effet, l’assurance-emploi devrait être réformée pour faire face également à ces problèmes de pénurie de main-d’œuvre.
J’invite le comité à se pencher là-dessus, si l’amendement est accepté, et à revoir le projet de loi S-236. Je l’invite également à le revoir à la lumière de la prochaine réforme et de ce que le comité pourrait suggérer de plus sur le plan de la réforme de l’assurance-emploi.
C’est tout ce que j’avais à dire. Merci.
[Traduction]
L’honorable Dennis Glen Patterson : Sénatrice Bellemare, depuis 2014, les comités de la Chambre des communes ont recommandé à deux reprises de rétablir une seule zone d’assurance‑emploi pour l’Île-du-Prince-Édouard, et vous avez parlé de la réforme du régime d’assurance-emploi. Par respect pour les habitants de l’Île-du-Prince-Édouard, ne confondons pas leur problème précis avec la question plus vaste de la réforme de l’assurance-emploi que vous avez préconisée.
N’est-ce pas le rôle du Sénat de travailler au nom de nos régions et de traiter en priorité les questions d’intérêt régional?
[Français]
La sénatrice Bellemare : J’en conviens, sénateur Patterson, mais il faut tenir compte du rapport du directeur parlementaire du budget, qui a calculé que l’Île-du-Prince-Édouard, après la fusion, verra l’ensemble des prestations diminuer. Donc, avec l’effet multiplicateur dans la région, ce n’est pas très utile de promouvoir la croissance.
Je crois que dans le contexte actuel, on peut bien attendre. Voilà ma réponse.
[Traduction]
Le sénateur Patterson : Je vous remercie de votre réponse, sénatrice Bellemare. Je ne suis pas sûr de l’exactitude des statistiques du Bureau du directeur parlementaire du budget, car, en 2021, le Huitième rapport annuel sur la pauvreté des enfants et des familles à l’Île-du-Prince-Édouard a souligné que la circonscription fédérale de Charlottetown, qui est plus petite que la zone d’assurance-emploi de Charlottetown, a le taux le plus élevé de pauvreté chez les enfants, à 25 %, et de pauvreté chez les personnes en âge de travailler, à 24,4 %.
En revanche, dans la circonscription d’Egmont, qui est la plus à l’ouest de la province et entièrement dans la zone d’assurance‑emploi de l’Île-du-Prince-Édouard, le taux de pauvreté chez les enfants est de 19,4 %, et le taux de pauvreté chez les personnes en âge de travailler est de 14,7 %. C’est la disparité dont vous avez parlé en ce qui concerne l’accès des travailleurs pauvres de Charlottetown aux prestations, puisqu’il leur faut 700 heures de travail par rapport à 560 heures pour les travailleurs dans la zone de l’Île-du-Prince-Édouard.
Les auteurs de ce rapport ont recommandé que le gouvernement fédéral mette immédiatement fin à la division de l’Île-du-Prince-Édouard en deux zones d’assurance-emploi, ce qui mettrait fin à la disparité qui existe actuellement entre les prestataires d’assurance‑emploi dans cette province.
(1700)
À la lumière de cette information tirée du rapport annuel sur la pauvreté des enfants et des familles de 2021, ne concluez-vous pas que l’adoption du projet de loi S-236 profite en fait aux travailleurs pauvres de l’Île-du-Prince-Édouard, étant donné que les taux de pauvreté les plus élevés se trouvent dans la zone de l’assurance‑emploi de Charlottetown? Ne devrions-nous pas écouter les experts en la matière de l’Île-du-Prince-Édouard?
[Français]
La sénatrice Bellemare : Je savais que vous alliez poser une question sur les taux de pauvreté. Je n’ai pas eu le temps d’étudier le sujet en détail. Ce n’est pas à moi de l’étudier. C’est pour cela qu’il y a un amendement qui propose que le rapport du directeur parlementaire du budget soit revu; il sera alors possible d’examiner amplement le problème de la pauvreté et de déterminer si elle est vraiment liée au nombre de semaines de prestations et à la durée des prestations.
On sait, par ailleurs, que les taux de chômage changent. En septembre 2022, le taux de chômage à l’Île-du-Prince-Édouard était de 8,3 % au total, alors que, dans la région de Charlottetown, il était de 7,3 % et de 8,7 % à l’Île-du-Prince-Édouard en excluant Charlottetown. Avec un taux de chômage à 8,3 %, il s’agit quand même d’une légère amélioration. Je ne suis vraiment pas certaine que la différence entre les taux de 7,3 %, 8,3 % et 8,7 % soit considérable. Ce sera à vous d’en juger et de nous faire rapport de tout cela après les travaux du comité.
[Traduction]
L’honorable Ratna Omidvar : Sénatrice Bellemare, votre intérêt pour l’assurance-emploi et la réforme de l’assurance-emploi est bien connu dans cette enceinte.
J’ai été frappée par les interventions de la sénatrice Ringuette et ses conversations avec les deux commissaires de l’assurance-emploi qui n’ont pas été tout à fait francs, peut-être parce que la question n’a pas été posée directement ou indirectement. Je ne suis pas en mesure de le dire.
Cette enceinte est saisie d’un projet de loi, et votre proposition est de créer un conseil consultatif auprès de la Commission de l’assurance-emploi du Canada. Croyez-vous que l’existence d’un tel conseil consultatif aurait aidé les deux commissaires de l’assurance-emploi à répondre aux questions de façon plus complète?
[Français]
La sénatrice Bellemare : Je vous remercie de la question, sénatrice Omidvar. En fait, le comité consultatif que je propose de créer vise justement à aider la commission actuelle à faire son travail, donc à commenter, à réfléchir, à proposer et à recevoir des témoignages. La commission aurait également un mandat d’initiative. Elle pourrait donc recevoir des demandes de l’extérieur, faire ses propres analyses et les présenter aux commissaires.
Dans mon projet de loi, les commissaires seraient parties prenantes de ce comité consultatif, de cette commission élargie, si l’on veut, justement dans le but de permettre d’avoir un regard objectif et de développer des solutions communes pour un problème qui est identifié.
Chers collègues, j’espère que nous pourrons en discuter librement davantage quand vous participerez aux débats sur mon projet de loi.
[Traduction]
L’honorable Robert Black : Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui pour parler brièvement de l’amendement de la sénatrice Ringuette au projet de loi S-236, qui porte sur l’assurance-emploi à l’Île-du-Prince-Édouard.
Comme vous le savez tous, le Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts a étudié le projet de loi S-236 plus tôt cette année. Au cours de ces travaux, nous avons entendu des témoignages en faveur des modifications au système actuel, qui divise l’Île-du-Prince-Édouard en deux zones distinctes aux fins de l’assurance-emploi.
Le 7 septembre dernier, des mois après la conclusion de l’étude du projet de loi S-236 par le Comité l’agriculture, le directeur parlementaire du budget a publié une note sur l’évaluation du coût de la mesure législative qui a suscité de nouvelles inquiétudes chez des sénateurs.
Honorables sénateurs, j’aimerais dire que, avant et après la présentation de l’amendement de la sénatrice Ringuette, des sénateurs m’ont dit qu’ils seraient prêts à renvoyer le projet de loi au Comité de l’agriculture pour qu’il puisse mener un examen complet de l’information maintenant disponible avant de le renvoyer à l’autre endroit.
Chers collègues, compte tenu de ce que j’ai entendu, je pense que l’amendement devrait être modifié. Par conséquent, j’aimerais proposer un sous-amendement. Avant de le faire, en tant que président du comité, je pense que je dois parler de différents éléments au sujet de l’amendement initial et de ses répercussions sur les travaux du Comité de l’agriculture.
Comme nous l’avons entendu, l’amendement original de la sénatrice Ringuette prévoyait que le comité entende le directeur parlementaire du budget et fasse rapport d’ici le 15 novembre 2022. Cette première partie est compréhensible, étant donné le rôle direct du directeur parlementaire du budget dans la publication de son rapport d’évaluation des coûts, et ses répercussions subséquentes sur ce projet de loi. Cependant, le comité pourrait aussi souhaiter entendre d’autres témoins, qui n’avaient peut-être pas tous les faits en main lorsque nous les avons entendus au printemps dernier.
Il est impératif que le comité soit en mesure d’entendre toute source d’information pertinente sur la question, afin d’éclairer le rapport du comité sur ce projet de loi. Nous ne pouvons pas nous limiter au seul avis du directeur parlementaire, étant donné que l’information publiée en septembre par son bureau est à la fois nouvelle pour nous et pour les témoins que nous avons entendus précédemment. On ne peut pas supposer que cette information n’aura pas de répercussions sur leurs opinions, puisque nous reviendrons sur ce projet de loi en sachant que ce rapport pourrait également changer nos opinions.
En gardant cela à l’esprit, je demande au Sénat de considérer les conséquences que cet amendement aurait sur le comité, et en fait sur la capacité de tous les comités du Sénat à être maîtres de leurs propres travaux et à convoquer des témoins autres que le directeur parlementaire du budget.
Bien que les comités sénatoriaux reçoivent des directives du Sénat, je crois qu’il est crucial qu’ils conservent la capacité de prendre leurs propres décisions et de convoquer des témoins en dehors de ceux recommandés afin de pouvoir mener des délibérations bien équilibrées.
Dans la même veine, je suis également préoccupé par la mention dans la motion d’amendement de la sénatrice Ringuette indiquant que le comité doit faire rapport au Sénat au plus tard le 15 novembre 2022. Nous savons tous que le calendrier des travaux du Sénat est fluide. Nous devons demeurer flexibles. Pour accommoder un effort global en vue d’examiner les nouveaux renseignements qui ont été obtenus, j’estime qu’il serait prudent que le comité détermine la date à laquelle il fera rapport de ce projet de loi au Sénat. Il est entendu que nous le ferons rapidement pour éviter qu’un délai inutilement prolongé ne pénalise davantage les habitants de l’Île-du-Prince-Édouard.
Je tiens à préciser que je n’essaie nullement de ralentir l’étude de ce projet de loi. J’estime qu’il serait préférable d’abroger entièrement la deuxième partie de la motion d’amendement de sorte que le Comité de l’agriculture et tout autre comité sénatorial touché par une telle motion à l’avenir puissent effectuer leurs travaux dans un délai qui reflète la quantité de travail nécessaire.
Motion de sous-amendement—Ajournement du débat
L’honorable Robert Black : Par conséquent, honorables sénateurs, je propose l’amendement suivant :
Que la motion d’amendement ne soit pas maintenant adoptée, mais qu’elle soit modifiée :
1.par adjonction des mots « des témoins additionnels, y compris » entre les mots « afin qu’il entende » et « le directeur parlementaire du budget » dans le premier paragraphe;
2.par suppression du dernier paragraphe.
L’honorable Colin Deacon : Honorables sénateurs, je trouve magnifique que le Sénat du Canada consacre du temps à la situation des personnes marginalisées et défavorisées de l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Cela montre que nous nous concentrons sur une partie fort importante de notre travail, soit de représenter les régions et de parler des enjeux dont on ne parle peut-être pas assez et pour lesquels le Parlement n’intervient pas toujours de façon à répondre à l’ensemble des questions.
Je veux soutenir le sous-amendement, parce que le sujet sur lequel porte le projet de loi S-236 est au cœur d’un problème national important, soit la crise du manque de main-d’œuvre qui touche les entreprises.
Je voudrais parler un peu de ce que j’ai vécu sur l’île. La première fois que j’ai travaillé là-bas, c’était dans les années 1990. Je travaillais pour un conseil et je devais parfois lui présenter les enjeux qui inquiétaient les employés ou pour lesquels ces derniers souhaitaient voir certaines améliorations afin de pouvoir mieux faire leur travail. On me répondait souvent : « Eh bien, ils ont déjà de la chance d’avoir un emploi. »
(1710)
À une certaine époque, c’était un point de vue bien ancré au Canada. Les gens faisaient la file pour vous remplacer, alors vous aviez de la chance d’avoir cet emploi et si vous ne vouliez pas faire le travail comme on vous le disait, on pouvait vous remplacer.
Les choses sont différentes aujourd’hui. Vingt-cinq ans plus tard, l’Île-du-Prince-Édouard a en fait la population la plus jeune du Canada atlantique — c’est la population qui croît le plus rapidement dans tout le pays. La province a été le théâtre d’énormes changements depuis les années 1990. Je me souviens que l’ancien premier ministre, Wade MacLauchlan, était président de l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard, ou UPEI, et que la crise était si grave, avec une population vieillissante et l’absence d’un environnement de travail dynamique, qu’il a dit : « Est-ce que la dernière personne à quitter l’Île-du-Prince-Édouard pourrait éteindre les lumières en sortant? » C’était une période très difficile.
Pour vous donner une idée, entre septembre 2021 et septembre 2022, 2 300 emplois ont été créés à l’Île-du-Prince-Édouard, surtout dans les secteurs manufacturier et de la construction. Il s’agit d’emplois qui n’existaient pas il y a un an. Beaucoup de personnes déménagent à l’Île-du-Prince-Édouard. L’an dernier, 4 800 personnes sont venues s’installer dans l’île, ce qui représente la plus forte croissance démographique en 50 ans. Le problème, c’est que cette croissance a exacerbé une pénurie de logements qui est elle-même exacerbée par une pénurie de main-d’œuvre. En effet, 1 000 postes en construction sont à pourvoir en ce moment dans la province.
Le secteur du tourisme de l’Île-du-Prince-Édouard a travaillé vraiment fort pour créer une saison intermédiaire afin que les entreprises touristiques ne fassent pas seulement de l’argent en juillet et en août, mais plutôt à partir d’avril jusqu’en novembre. Cette saison intermédiaire a toujours été affectée par la baisse du nombre d’étudiants disponibles pour occuper des postes vu qu’ils retournent à l’école, mais la situation est encore pire maintenant, car il n’y a plus de travailleurs pour remplacer cette main-d’œuvre pendant la saison intermédiaire. Il a été très difficile pour la province de parvenir à prolonger la durée de la saison touristique.
Depuis la pandémie, les petites entreprises de l’île n’arrivent pas à embaucher le personnel dont elles ont besoin pour répondre à la demande. Les pénuries de main-d’œuvre n’ont jamais été aussi marquées. Nous nous sommes déplacés dans le Canada atlantique, et c’est aussi la réalité en Nouvelle-Écosse. Quand j’ai fait une tournée de différentes entreprises néo-écossaises, j’ai constaté que c’était un problème crucial, surtout en milieu rural. Dans bien des cas, on n’arrive pas à convaincre des gens d’aller s’installer dans ces régions, et les entreprises sont vraiment en mauvaise posture. Nous ne sommes plus dans une ère de pénuries d’emplois, mais bien dans une ère de pénuries de main-d’œuvre généralisées et croissantes. Les ententes fédérales-provinciales relatives au marché du travail sont toutefois fondées sur les pénuries d’emplois; elles supposent des pénuries d’emplois et elles sont fondées sur ce paradigme. Le réexamen dont la sénatrice Bellemare et bon nombre d’entre nous ont parlé serait donc vraiment important, selon moi.
J’aimerais vous donner un aperçu des risques qui planent au‑dessus des entreprises d’un bout à l’autre du pays, évidemment, mais de manière plus prononcée en Nouvelle-Écosse et à l’Île-du-Prince-Édouard. Dans une région rurale de ma province, l’un des principaux employeurs est une entreprise très lucrative et très respectée dont 30 % de la main-d’œuvre est âgée de plus de 55 ans. Il n’y a aucune relève. Il faut résoudre le problème de la pénurie de travailleurs dans notre pays. À mon avis, le défi que l’on constate à l’Île-du-Prince-Édouard est révélateur des défis qui touchent le pays dans son ensemble, compte tenu du fait que notre système repose sur le manque d’emplois plutôt que sur le manque de travailleurs. Le système fait en sorte qu’il est plus avantageux pour les gens de la seconde zone de demeurer à la maison et de travailler moins. C’est le résultat concret.
Je respecte les inquiétudes qui ont été soulevées par mes honorables collègues. Je crois fermement qu’il faut trouver des solutions pour chacune d’elles. Toutefois, j’aime bien que le sénateur Black ait proposé un sous-amendement qui nous permet d’examiner la question parce que dans les régions agricoles et rurales, le défi est énorme. Il est absolument essentiel de déterminer comment revoir les programmes qui soutiennent les personnes sans emploi.
En conclusion, j’espère que nous voterons en faveur du sous‑amendement et que nous donnerons au Comité de l’agriculture et des forêts la latitude et le temps dont il a besoin. Le fait que le comité se penche sur cette question me semble très logique. Les petites entreprises doivent relever un défi de taille. Elles ont besoin d’aide pour pourvoir les emplois et elles ne veulent pas que l’on incite les gens à rester chez eux.
Comme nous le savons tous, le succès des entreprises repose sur la qualité et la fiabilité de la main-d’œuvre, mais le projet de loi S-236 s’attaque au problème de la pénurie de main-d’œuvre sur l’île. Comme le comité l’a entendu lors de son étude, en mai dernier, la situation est pire dans les régions rurales. Il est beaucoup plus difficile pour certaines entreprises qui s’y trouvent d’attirer des gens et d’avoir la capacité de créer la valeur qu’elles pourraient offrir à leurs clients.
Chers collègues, j’espère que vous étudierez cet aspect de la question avec sérieux parce qu’il a des répercussions négatives sur les entreprises qui tentent de se remettre sur pied après les difficultés vécues au cours de la pandémie de COVID. Merci beaucoup, chers collègues.
Des voix : Bravo!
[Français]
La sénatrice Bellemare : Le sénateur accepterait-il de répondre à une question?
Le sénateur C. Deacon : Oui.
La sénatrice Bellemare : Il fut une époque où je travaillais au Conseil économique du Canada, à la fin des années 1980 et au début des années 1990. À cette époque, nous avions mené une vaste étude; étiez-vous au courant des résultats de cette étude?
Cette étude démontrait clairement, en raison de l’importante pénurie d’emplois et de la façon dont fonctionnait le programme d’assurance-emploi, que, dans plusieurs régions, au Québec comme dans les Maritimes, les entreprises — pas les travailleurs — intégraient dans leurs procédures de gestion des ressources humaines la notion de partage de l’emploi. Cela ne venait pas tant des personnes, mais les entreprises avaient vraiment intégré le partage de l’emploi dans leurs propres pratiques.
C’est donc un des éléments qu’il faut changer, c’est-à-dire les pratiques des entreprises, afin d’assurer plus de stabilité dans l’emploi et de conserver la main-d’œuvre.
Étiez-vous au fait de cette étude?
[Traduction]
Le sénateur C. Deacon : Je ne suis pas du tout étonné que vous ayez participé à une initiative aussi novatrice à cette époque. Je vous remercie de la question, sénatrice Bellemare. Elle va au cœur même de ce que la sénatrice Pate a proposé. Cherchons d’autres façons d’élargir les débouchés pour tous, que ce soit en mettant en œuvre un programme pilote de revenu de subsistance garanti ou en mettant en place un programme de travail partagé. Nous pouvons nous pencher sur différentes solutions, mais nous devons trouver une façon d’assurer la prospérité des entreprises dans nos collectivités. C’est une idée très novatrice qui, dans le cas qui nous occupe, ne pourra pas s’appliquer tant que la deuxième zone encouragera les gens à rester chez eux et à toucher des prestations d’assurance-emploi ou à n’occuper que des emplois à temps plein. Merci.
L’honorable Pierrette Ringuette : Sénateur, accepteriez-vous de répondre à une autre question?
Le sénateur C. Deacon : Absolument.
La sénatrice Ringuette : Sénateur Deacon, je viens d’une région rurale où les hivers sont très rudes. Je dirais que de 30 % à 35 % des entreprises y sont saisonnières — le sénateur Mockler pourra peut‑être le confirmer —, et les entreprises saisonnières ont besoin d’employés saisonniers. J’aimerais que vous expliquiez au Sénat pourquoi vous avez dit à quatre reprises dans votre bref discours que les travailleurs saisonniers qui reçoivent des prestations d’assurance-emploi sont encouragés à rester chez eux. Au cours de mes nombreuses années en tant que parlementaire et de mes discussions avec les gens de ma région rurale, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui aime rester à la maison et devoir survivre grâce aux prestations d’assurance-emploi. Pourriez-vous préciser pourquoi ce projet de loi inciterait selon vous les gens à rester à la maison?
(1720)
Le sénateur C. Deacon : Merci beaucoup, sénatrice Ringuette. Si l’on doit travailler 100 heures de moins pour être admissible à l’assurance-emploi et que quelqu’un de l’autre côté de la rue doit travailler 100 heures de plus, on est fortement incité à travailler strictement le nombre d’heures requis. Voilà ce à quoi je fais référence. Si l’on se trouve dans une situation où il y a beaucoup d’emplois, et beaucoup d’emplois non pourvus, il faut faire en sorte de changer le système d’une manière ou d’une autre, de façon à ce que les gens aient une raison de continuer à chercher un emploi au lieu d’abandonner plus tôt dans la saison.
L’honorable Hassan Yussuff : Le sénateur accepterait-il de répondre à une question?
Le sénateur C. Deacon : Absolument.
Le sénateur Yussuff : Sénateur Deacon, je comprends très bien le problème que vous avez évoqué, à savoir qu’il n’y a pas assez de personnes pour occuper les emplois disponibles au pays. Il me semble cependant que c’est un peu exagéré, car vous n’avez pas l’ombre d’une preuve pour suggérer que les travailleurs de la zone dont il est question sont incités à rester à la maison. Le régime d’assurance-emploi le prévoit et beaucoup de données indiquent que si un travailleur n’accepte pas un emploi disponible, il perdra les prestations de l’assurance-emploi.
Je comprends qu’il n’y a pas assez de personnes pour occuper les emplois disponibles dans certaines régions du pays, mais il faut aussi comprendre que dans certains secteurs de ce pays, il existe des économies régionales. Ce n’est pas seulement le cas à l’Île-du-Prince-Édouard, mais c’est le cas dans de nombreuses régions du pays, et le régime d’assurance-emploi a dû être adapté pour composer avec cette réalité. Dans certaines parties du Québec, on retrouve une économie régionale. Il y existe une zone d’assurance-emploi qui englobe la région en question en y reconnaissant une économie régionale.
Je veux être bien honnête parce que je ne pense pas que c’est ce que vous vouliez dire. Les travailleurs dont il est question, en grande partie, vivent des situations difficiles. Il n’est pas juste de laisser entendre qu’ils sont en quelque sorte paresseux ou qu’ils ne veulent pas travailler. J’en connais beaucoup. Toute ma vie, je les ai représentés. Je comprends qu’il faut faire en sorte que les travailleurs aient les compétences et la capacité nécessaires pour accepter les emplois disponibles afin qu’ils continuent à travailler, mais je ne pense pas qu’il est juste de laisser entendre que les gens de cette région en particulier, à l’Île-du-Prince-Édouard, sont encouragés à rester à la maison. Sénateur Deacon, vous pourriez peut-être clarifier votre point de vue au moyen de données statistiques qui m’aideraient à être plus à l’aise avec votre déclaration.
Le sénateur C. Deacon : Merci, sénateur Yussuff. C’est la raison principale pour laquelle je recommande que la question soit étudiée par le Comité de l’agriculture. Je suis déçu de ne plus y siéger. J’aimerais faire partie des discussions sur le sujet parce qu’il est crucial. Lorsqu’il y a deux zones et qu’il y a des emplois disponibles dans l’une d’entre elles seulement — dans un endroit aussi petit que l’Île-du-Prince-Édouard —, je ne pense pas que nous créons les circonstances nous permettant de gérer un système qui fait en sorte que tous les emplois sont pourvus pour que l’économie soit aussi forte que possible.
En ce moment, il y a un énorme problème de pénuries de main‑d’œuvre qui s’aggrave en raison du manque de logements, de travailleurs de la construction et de travailleurs qui font vivre les entreprises. J’espère vraiment que les questions que la sénatrice Ringuette et vous avez posées seront étudiées par le Comité de l’agriculture parce que c’est important.
Son Honneur le Président : Souhaitez-vous poser une question, sénateur Downe?
L’honorable Percy E. Downe : Oui.
Son Honneur le Président : Le temps de parole du sénateur Deacon est écoulé.
Sénateur Deacon, demandez-vous cinq minutes de plus pour répondre à d’autres questions?
Le sénateur C. Deacon : Si c’est la volonté du Sénat.
Son Honneur le Président : Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?
Des voix : D’accord.
Le sénateur Downe : Merci. Je tiens moi aussi à critiquer les remarques faites plus tôt par le sénateur Deacon. Je sais qu’il connaît bien l’Île-du-Prince-Édouard parce qu’il y a vécu de nombreuses années, mais ses connaissances ne sont peut-être pas tout à fait à jour. Nous avons les salaires les plus bas et le taux d’inflation le plus élevé du pays. Ces deux facteurs combinés incitent les gens à ne pas chercher d’emploi, alors que leurs revenus sont si faibles parce que nous avons les plus bas salaires au Canada. Nous devons être très conscients de la situation économique générale.
Sénateur Deacon, comme vous, j’appuie le sous-amendement. Je pense qu’il élargit la gamme d’options qui nous sont offertes et nous donne le temps de nous livrer à une réflexion plus approfondie. Je n’étais pas au courant du rapport du directeur parlementaire du budget avant que la sénatrice Ringuette en parle, et je l’en remercie parce que c’est important. Le directeur parlementaire du budget, comme nous le savons, fait un excellent travail. Sénateur Deacon, en plus du directeur parlementaire du budget, quels autres témoins suggéreriez-vous pour cet examen, si c’est vous qui deviez choisir?
Le sénateur C. Deacon : Je recommanderais de parler aux chambres de commerce et aux associations des secteurs de la construction, du tourisme et de la restauration pour savoir ce qui se passe en première ligne dans les entreprises de l’île afin de bien comprendre les effets concrets de la pénurie de main-d’œuvre dans la province. Ainsi, nous pourrions aller au cœur du problème et savoir si ces questions y sont liées de quelque manière que ce soit — elles ne le sont peut-être pas, là n’est peut-être pas le problème. Je considère qu’il y a un élément à prendre en compte ici. Il est certain que les personnes qui ont témoigné en mai devant le Comité de l’agriculture ont dit que la pénurie de main-d’œuvre était largement à l’origine de leur désir de voir ce changement. J’encourage le comité à tenir compte de ce type de témoignages.
Le sénateur Downe : Comme l’a mentionné la sénatrice Ringuette un peu plus tôt, nous avons une économie hautement saisonnière. Une grande partie de notre prospérité découle de cette économie saisonnière. Cependant, personne ne récolte de pommes de terre en février, personne ne pêche le homard en mars et personne que je connaisse ne veut me rendre visite en avril parce qu’il fait toujours plus beau ailleurs. Nous avons des industries qui dépendent fortement d’une période de 14 à 16 semaines pour contribuer au PIB de l’Île-du-Prince-Édouard. Comme vous l’avez mentionné dans vos observations, la province a connu une croissance extraordinaire au cours de la dernière décennie, non seulement en termes de population, mais également en termes de prospérité.
C’est en partie grâce à l’assurance-emploi. C’est un revenu de contrepartie pour les personnes qui ne peuvent pas travailler dans les domaines de l’agriculture, de la pêche ou du tourisme en hiver. En plus des témoins que vous avez suggérés, j’ajouterais, pour équilibrer un peu les choses, que nous devons entendre des représentants de syndicats, des travailleurs et des travailleurs saisonniers dont la voix est marginalisée dans la société civile en ce qui a trait, notamment, à l’emploi et aux salaires.
Le sénateur C. Deacon : Merci. Absolument, sénateur Downe. Je ne crois pas que l’objet du débat soit de déterminer si oui ou non on devrait offrir de l’assurance-emploi aux habitants de l’île. Ce que nous débattons réellement, c’est la question de savoir si le fait de devoir travailler plus d’heures pour être admissible à l’assurance-emploi constitue un problème pour les habitants de la province. Vos suggestions de témoins sont importantes. J’espère que vos voisins de banquette et le comité directeur du Comité de l’agriculture en tiendront compte lorsqu’ils choisiront les témoins. Vous soulevez des points très importants.
(Sur la motion du sénateur Cotter, le débat est ajourné.)
(1730)
L’étude sur les questions relatives aux banques, au commerce et à l’économie en général
Adoption du quatrième rapport du Comité des banques, du commerce et de l’économie
Le Sénat passe à l’étude du quatrième rapport (provisoire) du Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie, intitulé Investissement des entreprises au Canada, déposé au Sénat le 20 juin 2022.
L’honorable Pamela Wallin propose que le rapport soit adopté.
Son Honneur le Président : Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?
Des voix : D’accord.
(La motion est adoptée, et le rapport est adopté.)
La violence entre partenaires intimes
Interpellation—Suite du débat
L’ordre du jour appelle :
Reprise du débat sur l’interpellation de l’honorable sénatrice Boniface, attirant l’attention du Sénat sur la violence entre partenaires intimes, en particulier en milieu rural dans tout le Canada, en réponse à l’enquête du coroner menée dans le comté de Renfrew, en Ontario.
L’honorable Nancy J. Hartling : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet de l’interpellation no 10, qui attire l’attention du Sénat sur la violence entre partenaires intimes, surtout dans les régions rurales du Canada. Cette interpellation fait suite à une enquête du coroner menée dans le comté de Renfrew, en Ontario. Je remercie sincèrement mon amie et collègue, la sénatrice Boniface, d’avoir mis en lumière cet enjeu crucial.
Je tiens à exprimer ma solidarité avec d’autres, principalement des femmes, car la violence fondée sur le genre est, à mon avis, un véritable fléau qui s’infiltre dans la vie de nos sœurs, de nos mères, de nos filles, de nos tantes, de nos amies et de nos collègues de tous horizons partout au pays.
Aujourd’hui, je veux mettre en lumière les dangers auxquels les femmes sont exposées dans les zones rurales. Pendant la majeure partie de ma vie d’adulte, j’ai travaillé dans le secteur sans but lucratif, pour aider les femmes et leurs enfants à quitter des relations violentes, tout en cherchant à modifier les programmes sociaux et à obtenir un meilleur financement des programmes et des services. Pendant des décennies, j’ai été témoin de leur souffrance et j’ai pleuré le décès de victimes de la violence entre partenaires intimes.
Cette interpellation se veut en partie une réponse à l’enquête du coroner de l’Ontario sur la mort de trois femmes de cette province : Carol Cullerton, âgée de 66 ans; Anastasia Kuzyk, âgée de 36 ans; et Nathalie Warmerdam, âgée de 48 ans. Ces trois femmes sont décédées au cours d’une journée effroyable aux mains d’un agresseur violent connu des services de police. Une de mes bonnes amies qui a travaillé auprès de femmes dans des refuges et qui vivait dans le comté m’a dit que toute la collectivité était sous le choc. Carol, Anastasia et Nathalie sont décédées parce qu’un homme qui était considéré comme présentant un risque élevé de récidive a pu avoir accès à elles sans entrave.
Pendant l’enquête du coroner, on a expliqué au jury les nombreuses occasions ratées de protéger les trois femmes. Il a notamment été question de l’exécution inadéquate des conditions de mise en liberté, du manque de supervision de l’agresseur et du manque de communication entre les victimes et les agents de probation dans les mois précédant les meurtres. Peter Jaffe, ancien directeur du centre de recherche et de formation sur la violence faite aux femmes et aux enfants, a affirmé dans son témoignage qu’il y avait eu 100 occasions d’intervenir dans ce dossier. Cent interventions qui auraient pu sauver la vie de ces femmes. Le verdict final du jury compte 86 recommandations concernant des changements systémiques dans la façon dont la province traite la violence entre partenaires intimes. Chacune des recommandations est une réponse aux nombreuses lacunes qui ont permis à l’agresseur de commettre ces horribles crimes.
Ces recommandations font écho à bon nombre de celles faites par le Comité d’examen des décès dus à la violence familiale, mis sur pied il y a plus de 20 ans par le bureau du coroner dans le but de faire un suivi systématique des affaires du genre et de présenter des recommandations concrètes pour éviter qu’elles se reproduisent. Pour différentes raisons, notamment parce qu’elles ne sont pas juridiquement contraignantes, les recommandations du comité ont rarement été mises en œuvre. Il n’est pas surprenant que les décès continuent de s’accumuler.
Ce ne sont pas les connaissances qui manquent. C’est la volonté politique.
Même si certaines des recommandations portent spécifiquement sur la situation en Ontario, de nombreux parallèles peuvent être tracés entre les provinces et les territoires et des recommandations seraient applicables partout au pays, y compris dans ma province, le Nouveau-Brunswick.
En ce qui concerne la recherche et l’élaboration de politiques sur le sujet, j’aimerais souligner le travail du Centre Muriel McQueen Fergusson pour la recherche sur la violence familiale, nommé en l’honneur de l’ancienne sénatrice du Nouveau-Brunswick et Présidente du Sénat, qui était une militante dévouée à la lutte contre la violence envers les femmes. Les travaux du Centre, qui sont axés sur la violence fondée sur le sexe, ont aidé notre province à changer les choses.
Néanmoins, la violence contre les femmes et les filles persiste au Canada. De 2014 à 2020, au Canada, il y a eu 576 victimes d’homicide commis par un partenaire intime, dont 80 % étaient des femmes. Malheureusement, une femme est assassinée par son partenaire intime tous les six jours au Canada. Ce nombre est stupéfiant et il ne diminue pas. La violence commise par un partenaire intime prend des formes diverses : psychologique, physique, sexuelle et financière.
L’un des types de violence les plus insidieux et les plus difficiles à détecter que subissent les femmes s’appelle le contrôle coercitif. Le partenaire intime adopte un comportement visant à isoler, humilier, exploiter ou dominer la victime, lui ôtant ainsi sa liberté et son sentiment d’identité. Ce type de comportement, bien qu’il ne soit pas pris en compte dans les statistiques finales de la police — car il n’est pas illégal au Canada à l’heure actuelle —, est souvent un indice permettant de prédire des actes de violence et même un meurtre. Il convient de noter que les deux tiers des femmes tuées par leur partenaire ont subi des années de violence, ce qui souligne l’importance de l’intervention. Dans les relations abusives, il existe un cycle de violence dans lequel les femmes vivent une phase de lune de miel où le partenaire essaie de faire amende honorable et de se faire pardonner. Ces femmes sont moins susceptibles de se rendre compte qu’elles sont en danger et moins susceptibles de signaler les incidents.
(1740)
Si on compare les collectivités urbaines aux collectivités rurales, on constate que, en ce qui concerne les cas de violence conjugale envers les femmes au Canada, le taux de cas déclarés à la police était de 461 par tranche de 100 000 habitants dans les régions urbaines et de 985 par tranche de 100 000 habitants dans les régions rurales. Au Nouveau-Brunswick, le taux est de 722 par tranche de 100 000 habitants dans les régions urbaines et de 823 par tranche de 100 000 habitants dans les régions rurales; c’est le plus fort taux du Canada atlantique. Il est essentiel de souligner que les femmes des régions rurales ont été deux fois plus nombreuses à avoir subi de la violence conjugale que les femmes des régions urbaines. Au Nouveau-Brunswick, 70 % des morts liées à la violence conjugale ont eu lieu dans des régions rurales et de petites villes, et bon nombre ont été causées par une arme à feu.
Évidemment, les lacunes en matière de services, d’interventions, d’accès à Internet et de transport dans les régions rurales font partie des facteurs en cause. Comme bon nombre d’entre nous le savent, la vie dans une région rurale est différente, car les résidants tissent des liens plus serrés entre eux, ce que bon nombre d’entre nous aiment. Cependant, l’inconvénient, c’est que, si on se retrouve dans une situation violente, il peut être plus difficile de faire appel à ses voisins. Des survivantes ont dit avoir eu de la difficulté à être crues, surtout lorsque la personne violente était très respectée. Dans bien des cas, pour demander de l’aide, il faut divulguer de l’information à quelqu’un qui peut avoir des liens étroits avec la personne violente. Il est donc plus difficile de demander de l’aide, et cela fait augmenter le risque de représailles, car il est fort probable que la personne violente découvre que la victime a cherché à s’en sortir. Pire encore, les femmes qui cherchent à se sortir d’une situation violente craignent de devoir carrément quitter leur collectivité. Par exemple, la victime pourrait devoir quitter une ferme familiale ou une autre petite entreprise dans laquelle elle a investi énormément de ressources. Le moment où une femme risque le plus de se faire tuer, c’est lorsqu’elle s’apprête à partir et que d’autres le savent.
Les femmes des collectivités rurales peuvent aussi être plus âgées. C’est particulièrement vrai au Nouveau-Brunswick, où l’âge moyen est de 45 ans, ce qui lui confère le deuxième rang derrière Terre-Neuve. Parfois, en raison de leurs valeurs et de leurs croyances religieuses, ces femmes sont plus susceptibles de se blâmer et de garder secret tout mauvais traitement parce qu’elles croient au mariage pour la vie ou « jusqu’à ce que la mort nous sépare ». Les stéréotypes de genre font en sorte qu’il est difficile de mettre un terme à la relation.
Une autre caractéristique qui expose les femmes des régions rurales à un plus grand risque est la prévalence et la normalisation de la possession d’armes à feu. La présence d’armes à feu dans le foyer augmente les chances qu’elles soient utilisées pour commettre un meurtre ou que l’agresseur les utilise pour faire des menaces et exercer une forme de contrôle coercitif.
La vie en milieu rural, malgré les liens étroits qui y sont tissés, peut aussi signifier l’isolement. C’était particulièrement vrai pendant la pandémie de COVID-19, alors que la possibilité de se déplacer partout était fortement réduite par les confinements et que l’augmentation du taux de chômage rendait de nombreuses femmes vulnérables à l’isolement social. La présence de tout le monde à la maison a créé des tensions. Cette situation est aggravée par le manque d’accès à d’autres moyens de transport, à Internet haute vitesse ou à une couverture cellulaire. Dans une étude menée par notre bureau, Alexandra George, une étudiante en droit, a décrit à quel point les femmes du Nouveau-Brunswick étaient touchées par cette réalité. Dans cette province, les refuges ont été pris au dépourvu par une double pandémie. Ils ont fait des pieds et des mains pour élaborer des plans d’urgence qui leur permettraient de fonctionner en toute sécurité pendant la période de la COVID-19 tout en faisant face à une hausse de la demande de services.
J’aimerais souligner les conséquences pour les femmes qui vivent dans des communautés rurales, éloignées ou nordiques et qui sont, bien souvent, des Autochtones. Peut-être qu’elles doivent composer avec des traumatismes intergénérationnels, un plus faible revenu, des services et des infrastructures sous-financées, des taux plus élevés de toxicomanie et une profonde méfiance à l’égard de la police et du gouvernement à cause de la violence colonialiste. Tous ces facteurs peuvent contribuer à les dissuader de faire un signalement et de recourir aux services aux victimes, et ils font en sorte que les femmes autochtones sont beaucoup plus à risque d’être victimes de violence de la part de leur partenaire intime. Environ 61 % des femmes autochtones en ont été victimes sous une forme ou une autre au cours de leur vie. Réclamer notre pouvoir et notre place : le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées contient bien des choses à ce sujet et sur la façon dont notre indifférence collective peut mener au meurtre et à la disparition de centaines de femmes.
Mes amis, je crois que vous comprendrez que la situation est très grave. Nous avons examiné les statistiques sur la violence entre partenaires intimes, nous avons abordé certaines formes de violence que les victimes subissent et nous avons brièvement examiné pourquoi les femmes qui vivent dans des régions rurales et éloignées courent davantage de risques. Je vous le demande sérieusement : qu’est-ce qui va permettre de garder les femmes et les filles en sécurité au Canada? Après plus de 40 ans, cette question n’est toujours pas réglée. La situation empire. Pourquoi? Est-ce parce qu’on ne s’en soucie pas? Nous avons les ressources. Nous avons un système de justice. Nous avons les moyens. Je ne comprends tout simplement pas.
J’ai obtenu dernièrement un livre de l’autrice britannique Joan Smith intitulé Homegrown: How Domestic Violence Turns Men into Terrorists. Les recherches de l’autrice établissent des parallèles entre certaines situations, dans le monde, où la violence familiale était un élément clé et où une situation de terrorisme s’est ensuite produite. Elle dit qu’une lutte exhaustive contre la violence familiale peut être très coûteuse de prime abord, mais que les dommages causés aux femmes et aux enfants, les peines d’emprisonnement et les actes de violence publique terribles coûtent beaucoup plus cher à long terme. Il suffit malheureusement de regarder ce qui s’est passé à Portapique, en Nouvelle-Écosse, où un homme — qui venait d’un foyer marqué par la violence — a assassiné 22 victimes innocentes. Son épouse avait été victime de violence de la part de ce partenaire intime, qui a aussi agressé d’autres femmes. Il existe des liens entre ses comportements violents à la maison et sa décision de commettre l’une des pires tueries de notre époque. Ce massacre est encore déchirant et dévastateur pour les familles et les communautés touchées. J’y pense souvent, car j’ai grandi à seulement 15 minutes de là.
Toutes les recommandations de l’enquête du coroner sont importantes et pas nécessairement nouvelles, mais je vais souligner trois éléments qui me préoccupent beaucoup. Premièrement, le système de justice pénale nécessite des changements majeurs. Ce qui s’est passé dans le comté de Renfrew l’a montré très clairement : une supervision plus efficace s’avère nécessaire pendant période de probation. Malgré les multiples avertissements des victimes, qui ont fait savoir qu’elles étaient inquiètes pour leur sécurité, la supervision de l’agresseur était telle qu’il a été en mesure de se rapprocher des victimes, violant continuellement ses conditions et exprimant même ouvertement son mépris et son déni de la responsabilité liée à ses actes précédents. Si les préoccupations des victimes avaient été prises au sérieux par le système de justice pénale, si l’agresseur avait été réprimandé pour ne pas avoir respecté les conditions de sa probation et si les preuves accumulées indiquant qu’il représentait un risque pour les femmes avaient été prises au sérieux, il n’aurait peut-être pas pu commettre ces crimes. Bien sûr, cela nécessite de repenser sérieusement la façon dont nous, c’est-à-dire la société et le système de justice pénale, percevons la gravité de la violence entre partenaires intimes. Il est peut-être temps d’inscrire des concepts comme le féminicide dans le Code criminel, afin qu’il constitue une infraction distincte et que cela nous rappelle comment fonctionne la violence entre partenaires intimes.
Je crois qu’il faut examiner comment faire en sorte que le contrôle coercitif soit un crime inscrit au Code criminel. Ainsi, le danger que constitue le contrôle coercitif serait reconnu, ce qui ouvrirait la porte aux victimes pour sortir d’une relation dangereuse avec la protection de la loi. Comme nous l’avons abordé précédemment, le contrôle coercitif est un indicateur précurseur de la violence future, voire le meurtre. Cela pourrait donc être une mesure de prévention efficace.
Deuxièmement, il est nécessaire d’accroître le financement pour les infrastructures, comme le transport, Internet haute vitesse dans les régions rurales, les refuges pour femmes — qui nécessitent un financement accru et stable —, les maisons d’hébergement prolongé et les autres organismes d’aide. Je me pose souvent la question suivante : pourquoi les femmes et les enfants doivent-ils se cacher dans des refuges et tout laisser derrière eux? Peu importe, il y a un besoin criant de services de refuge, qui sont essentiels jusqu’à ce que les choses changent pour que les femmes et les enfants puissent fuir la violence. Les refuges sont des infrastructures fondamentales qui sauvent des vies. Pourtant, il arrive souvent que ces organismes aient besoin d’accroître leurs ressources, entre autres en cherchant à obtenir des subventions, ce qui place leurs employés dans une situation précaire, car ils ne savent pas si une source de financement sera trouvée et il arrive qu’ils doivent remplir des demandes de subventions au lieu de préparer des plans de sécurité avec les clientes. Au Nouveau-Brunswick, les femmes et les enfants peuvent seulement rester 30 jours dans un refuge. Que se passe-t-il ensuite? Avec la crise du logement, le prix faramineux des loyers et l’inflation, il n’est pas étonnant que les femmes se sentent prisonnières d’une relation où elles sont victimes de violence. Les refuges sont peu nombreux dans les régions rurales, donc un grand nombre de victimes doivent se rendre dans les centres urbains. Que se passe-t-il ensuite? Les enfants sont très perturbés, notamment parce que, souvent, ils n’ont pas pu amener leur animal de compagnie dans leur fuite.
Enfin, les initiatives de sensibilisation et de formation sont extrêmement importantes. La sensibilisation est l’une des principales questions qui reviennent sans cesse. Elle ne doit pas cibler que les victimes. Nous devons tous être informés de la violence entre partenaires intimes dans nos collectivités, nos milieux de travail et nos professions. Pendant sept ans, j’ai donné un cours d’introduction aux problèmes de violence familiale aux étudiants en soins infirmiers, à l’Université du Nouveau-Brunswick. Ainsi, lorsqu’ils commençaient leur carrière en soins infirmiers, ils étaient au courant des signes à relever, qu’il s’agisse de la violence entre partenaires intimes, de la maltraitance des aînés ou d’autres formes de mauvais traitements. Dans le cadre de mon enseignement, j’incitais les étudiants à évaluer leurs propres relations et celles des gens qui les entouraient pour réfléchir à leur signification. Les campagnes de sensibilisation peuvent avoir un impact énorme sur la création de possibilités d’échapper à la violence. Au Nouveau-Brunswick, nous avons le projet Une témoin silencieuse, une exposition itinérante de silhouettes grandeur nature peintes en rouge représentant des femmes qui sont mortes. Souvent, les familles apportent une écharpe ou un bijou pour personnaliser la silhouette. La sensibilisation donne le courage aux témoins de dire quelque chose, ouvre la possibilité pour les victimes de fuir la violence et réduit la capacité des agresseurs de contrôler l’information. Les campagnes comme Une témoin silencieuse sont excellentes. Au cours des 40 dernières années, le Nouveau-Brunswick a lancé de nombreuses campagnes publicitaires, et elles ont été utiles dans une certaine mesure. Cependant, nous devons viser la tolérance zéro. Nous offrons beaucoup de formations aux premiers intervenants, au personnel infirmier, aux corps policiers et aux médecins, ainsi que dans les églises et les lieux de travail. Je crois qu’il est également impératif d’adopter des lois plus strictes pour combler les lacunes.
(1750)
En conclusion, chers collègues, je suis reconnaissante de pouvoir parler de ce sujet crucial, quoiqu’il soit très frustrant de devoir continuer à en parler chaque année. J’espère que vous ne dormirez pas ce soir. J’espère que vous ne dormirez pas bien. J’espère que vous penserez à cet enjeu parce que nous devons le prendre au sérieux. Nous devons agir afin que la violence entre partenaires intimes ne soit plus une réalité de la vie de nos petits-enfants.
On dit que la situation ne changera pas tant que davantage d’hommes ne dénonceront pas la violence conjugale, ne modifieront pas les conceptions toxiques de la masculinité liant les hommes à la violence et ne nous soutiendront pas, nous, les femmes. Je suis reconnaissante que les sénateurs Manning et Boisvenu, entre autres, s’intéressent à ce sujet. Ce n’est pas une chose avec laquelle nous devons vivre. Je pense qu’il est impératif que nous agissions parce que la violence entre partenaires intimes porte atteinte à l’égalité et érode le tissu social, car les femmes et les filles continuent de porter un fardeau écrasant. Nous ne pouvons pas ignorer cette épidémie. Merci.
Des voix : Bravo!
[Français]
L’honorable Pierre-Hugues Boisvenu : J’aimerais poser une question à la sénatrice, s’il vous plaît.
[Traduction]
Son Honneur le Président : Votre temps de parole est expiré, sénatrice Hartling, et le sénateur Boisvenu souhaite vous poser une question. Voulez-vous demander cinq minutes de plus pour répondre?
La sénatrice Hartling : Oui, s’il vous plaît.
Son Honneur le Président : La permission est-elle accordée, honorables sénateurs?
Des voix : Oui.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : D’abord, je vous remercie pour votre discours sur la violence conjugale, madame la sénatrice. Les dernières données sont assez inquiétantes. Au Nouveau-Brunswick, au cours des 10 dernières années, la violence conjugale a augmenté de 38 %; au Québec, elle a augmenté de 34 %.
Est-ce que vous trouvez normal de parler de violence conjugale dans cette Chambre? En même temps, le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles étudie un projet de loi qui va pratiquement décriminaliser le harcèlement sexuel et l’intrusion de domicile. Il y a une foule de crimes qui se trouvent actuellement dans le Code criminel et qui peuvent faire l’objet de sentences, et on va pratiquement les décriminaliser en envoyant les contrevenants purger leur peine chez eux.
Est-ce que vous trouvez normal qu’on parle de violence conjugale dans cette Chambre et qu’en même temps, un comité sénatorial étudie un projet de loi au moyen duquel on sera moins sévère avec ceux qui agressent des femmes?
[Traduction]
La sénatrice Hartling : C’est une excellente question, et je vous en remercie. Je ne suis pas sûre de pouvoir y répondre pour l’instant. Je pense qu’il nous incombe d’étudier toutes sortes de lois, et je pense que nous devons discuter de la violence conjugale dans cette enceinte et proposer des lois pour protéger les femmes et les enfants.
(Sur la motion du sénateur Housakos, le débat est ajourné.)
(À 17 h 54, le Sénat s’ajourne jusqu’à 14 heures demain.)